Insultes répétées à l’encontre de la presse, surveillance de journalistes, procès atteignant des milliards de dollars : la deuxième administration Trump risque d’être dévastatrice pour le journalisme aux États-Unis, alors que le pays fait face à une méfiance grandissante du public à l’égard des médias. La presse américaine peut-elle résister à ces assauts ?
La campagne de mépris et de rejet de Donald Trump à l’égard des médias n’est pas exactement nouvelle.Depuis son entrée en politique il y a dix ans, le président américain n’a jamais cessé d’insulter les journalistes : des « salauds malhonnêtes », des « ennemis du peuple » qui représentent une « menace pour la démocratie ». Entre la déclaration de sa candidature en 2015 et la fin de son premier mandat (et plus précisément jusqu’à ce que son compte soit suspendu par Twitter, qui n’avait pas encore été racheté par Elon Musk, en octobre 2022), Donald Trump a tweeté plus de 2 500 fois des propos négatifs à l’égard des médias, selon l’US Press Freedom Tracker, une base de données qui fournit des informations sur les violations de la liberté de la presse aux États-Unis. Inévitablement, cette rhétorique crée un environnement propice aux attaques physiques contre les journalistes.
Une campagne de mépris qui date et s’accélère
Le ton a été donné dès la première investiture de Trump en 2017 : neuf journalistes y ont alors été arrêtés alors qu’ils couvraient des manifestations à Washington. Puis, la mobilisation « Black Lives Matter » de l’été 2020, qui faisait suite au meurtre de George Floyd par un policier blanc, ont marqué un tournant. En 2020, près de 150 journalistes ont été arrêtés ou poursuivis au pénal et plus de 600 autres ont été agressés, dont près de la moitié par les forces de l’ordre, selon le U.S. Press Freedom Tracker. Une violence à l’égard des médias qui n’avait pas de précédent : les attaques commises cette année-là représentent plus de la moitié de celles qui ont été perpétrées depuis 2017.
« Il y a trente ans, je pense que la police était disposée à considérer les journalistes en activité comme appartenant à une catégorie un peu spéciale. S’ils vous reconnaissaient, ils vous laissaient entrer dans de nombreux endroits où ils ne laissaient pas entrer les gens ordinaires et se montraient amicaux dans la rue. Je ne pense pas qu’ils soient encore prêts à donner un coup de pouce à qui que ce soit », analysait en 2020 Lucy Dalglish, directrice du Philip Merrill College of Journalism de l’Université du Maryland, pour le Comité pour la protection des journalistes, une ONG américaine.
Il faut également rappeler que lors du premier mandat de Donald Trump, l’accès à la Maison Blanche a été refusé arbitrairement à des journalistes de renom (l’Élysée aussi, depuis 2018, « éloigne les journalistes du cœur du palais ») et que le ministère de la Justice n’a pas hésité à surveiller des journalistes. Enfin, c’est sous Donald Trump que la justice américaine a demandé l’extradition de Julian Assange en mai 2019. Il est alors inculpé d’espionnage : c’est la première fois que l’Espionage Act, loi datant de plus d’un siècle, est utilisée contre un journaliste, un média ou un diffuseur. Dans une tribune publiée en 2022, cinq médias internationaux, dont Le Monde et le New York Times, s’inquiétaient : « Un tel acte d’accusation crée un précédent dangereux, menace la liberté d’informer et risque de réduire la portée du premier amendement (qui interdit au Congrès des États-Unis d’adopter des lois limitant la liberté de religion et d’expression, la liberté de la presse ou le droit à « s’assembler pacifiquement », ndlr) de la Constitution des États-Unis. »
Où en est-on aujourd’hui, alors que Donald Trump est revenu au pouvoir pour quatre ans ? Jusqu’où le premier amendement tiendra-t-il ?
Déjà, lors des deux derniers mois de sa campagne présidentielle l’année dernière, Donald Trump a insulté, attaqué ou menacé les médias au moins 108 fois dans des discours ou des remarques publiques, selon un décompte de Reporters sans frontières, qui s’inquiète du fait que ces attaques font rarement la une des journaux et que « les médias américains – et, à son tour, le grand public – pourraient devenir insensibles à la menace existentielle que les attaques de Trump font peser sur la liberté de la presse américaine » .
Les attaques contre les grandes chaînes de télévisions
L’intéressé a menacé à plusieurs reprises de donner à son gouvernement les moyens de combattre ce qu’il appelle les « médias fake news » dont le travail ne lui convient pas. Au cours des deux dernières années, le président américain a demandé des sanctions contre toutes les grandes chaînes de télévision américaines, selon une étude de CNN portant sur ses discours et ses messages sur les réseaux sociaux. Ses coups de gueule visent régulièrement CBS, ABC, NBC mais aussi la très droitière Fox. Il a également demandé, de manière imprécise mais répétée, que les licences de plusieurs chaînes soient révoquées.
Fin octobre 2024, Donald Trump a demandé que la chaîne ABC News soit sanctionnée après la diffusion de son débat avec Kamala Harris. De plus, après l’interview de la candidate démocrate dans le programme « 60 Minutes » de la chaîne CBS, Trump a accusé l’émission d’avoir manipulé les réponses de son opposante afin de les rendre plus flatteuses. Il a intenté un procès contre CBS et réclame des dommages et intérêts fixés initialement à 10 milliards de dollars, augmentés ce mois-ci à 20 milliards de dollars.
Depuis son élection de Donald Trump, la Federal Communications Commission (FCC, équivalent de l’Arcom, l’autorité française de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, ndlr) a ouvert des enquêtes sur trois organes d’information et rétabli des plaintes contre trois autres. Parmi ces plaintes, celle contre CBS, qui avait été rejetée au début du mois de janvier par la démocrate à la tête de la FCC, Jessica Rosenworcel, qui estimait qu’elle était « contraire au premier amendement ». Son successeur, Brendan Carr, récemment nommé à la tête de la FCC par Donald Trump, a donc rouvert le dossier « 60 Minutes » et a demandé à CBS de lui remettre l’interview réalisée en octobre dernier et sa transcription, ce que CBS a fait au début du mois de février, en plus de rendre ces documents publics. La demande de la FCC est « sans précédent » , estime auprès de Blast Clayton Weimers, directeur exécutif de Reporters sans frontières USA. Qui ajoute : « La FCC est en train d’être politisée. Il est tout à fait inapproprié pour le gouvernement d’exiger des médias des documents protégés par le premier amendement. Nous pensons que ce n’est qu’un avant-goût de ce qui nous attend. »
Les risques pour les médias indépendants et les sources
« Les grands médias appartenant à des entreprises ont les moyens de se battre. (…) Ce qui m’inquiète, ce sont les propriétaires des médias qui ont des intérêts commerciaux contradictoires. Ils ne veulent pas faire de vagues, ils ont peur des représailles de l’administration qui affectent leurs intérêts financiers dans d’autres domaines. Et c’est là le problème central, lorsque vous laissez vos propres intérêts commerciaux, qui ne sont même pas liés à la propriété de votre média, dicter vos positions éditoriales » , continue Clayton Weimers.
Cependant, Donald Trump et son administration cherchent aussi à « cibler les médias indépendants » qui n’ont pas forcément les moyens de se battre, estime Clayton Weimers. « Nous nous attendons à ce que des poursuites abusives soient intentées dans le but d’avoir un effet dissuasif et de mettre en faillite des organes de presse qui font un excellent travail », explique à Blast Annie Chabel, CEO de The Intercept, un média indépendant américain. « Nous avons vu à maintes reprises cette sorte de schéma de jeu qui consiste à drainer les médias de leur temps et de leur argent, nécessaires pour lutter contre les litiges », ajoute-t-elle.
« Contrairement à plusieurs pays européens, les États-Unis ne disposent d’aucune loi fédérale garantissant la protection des journalistes, rappelle à Blast David Bralow », directeur juridique de The Intercept. Une situation qui, selon lui, risque de dissuader de plus en plus les sources de partager leurs informations.
USAID et les impacts sur les médias indépendants en dehors des États-Unis
Le retour de Donald Trump au pouvoir a aussi eu un impact sur les médias indépendants opérant en dehors des États-Unis. Le gel des subventions accordées par l’USAID (l’agence des États-Unis pour le développement international, bras essentiel du « soft power » américain dans la lutte d’influence face à ses rivaux, ndlr) pour 90 jours « plonge le journalisme mondial dans le chaos », selon RSF.
Chaque année, 268 millions de dollars (environ 0.004% du budget fédéral annuel) sont alloués par le Congrès au soutien de médias indépendants. « Dans l’immédiat, des dizaines, voire des centaines de médias, de rédactions à but non lucratif et d’organisations qui soutiennent la liberté des médias et la libre circulation de l’information ont cessé immédiatement leurs activités, ont licencié leurs employés et risquent de ne plus jamais revenir », explique Clayton Weimers. « La grande majorité des bénéficiaires de l’aide avec lesquels nous nous sommes entretenus ne veulent pas être cités. Ils ne veulent pas que nous divulguions leurs noms, car ils craignent à juste titre des représailles. Ils espèrent toujours que les fonds reviendront, mais ils savent que s’ils se braquent, ils n’obtiendront plus de financement » .
En Ukraine, où neuf médias sur dix dépendent de subventions et où l’USAID est le premier bailleur, plusieurs rédactions ont déjà annoncé la suspension de leurs activités et recherchent des solutions alternatives. En se retirant du financement de ces médias, les États-Unis créent un vide, que les « états autoritaires » sont prêts à combler : « le gouvernement chinois est ravi de voir les Américains se retirer de ces espaces » , affirme Clayton Weimers.
Autre point à surveiller : le projet de loi surnommé « non-profit killer bill », qui a été une première fois approuvé par la Chambre des représentants en novembre dernier (sous l’administration Biden, donc), aussi bien par les Républicains que par les Démocrates. Cette loi habilite le ministère des Finances à supprimer l’exonération fiscale des structures à but non lucratif qu’elle juge être un soutien à une organisation terroriste, sans avoir à en apporter la preuve. En clair, « cela peut permettre à Trump de cibler les organisations qui ne sont pas d’accord avec sa politique » , explique Annie Chabel.
Darryl Li, anthropologue et avocat, l’a qualifiée, dans une interview accordée à Democracy Now!, de « loi antiterroriste nationale la plus dangereuse depuis le Patriot Act ».
Si cette loi était représentée et passait, cela serait « un potentiel abus de pouvoir flagrant de la part de l’administration Trump » , qui aurait des « conséquences dramatiques pour les rédactions à but non lucratif » , analyse Clayton Weimers. « Même si ce projet de loi n’est pas adopté, il est clair qu’il y a une tentative d’utiliser ce type de techniques en matière de terrorisme qui ont un effet dissuasif sur la liberté d’expression et la dissidence » , explique Annie Chabel. « Le paysage que nous avions en 2016 est très différent de celui d’aujourd’hui » et la presse a un « rôle incroyablement important à jouer » , martèle la CEO de The Intercept. La meilleure façon de riposter ? « We do our job » , conclut David Bralow.
Crédits photo/illustration en haut de page :
Margaux Simon