Un journal est mort. Au mois de juin, Le Crestois a cessé de paraître. Passé le choc de cette nouvelle, une onde nostalgique a parcouru la vallée de la Drôme où cet hebdomadaire était lu depuis 123 ans. À force de le voir survivre à toutes les difficultés, ses lecteurs avaient fini par le croire immortel. Il était dans la maison quand on naissait, il y était encore quand on mourait, c’était comme ça. À l’os depuis des années, le média a pourtant indiqué à ses abonnés qu’il n’avait « pas pu faire face à la crise sanitaire et à l’inflation du prix des matières premières due à la guerre en Ukraine ». Le redressement judiciaire était inéluctable.
Quatre vendredis ont passé. Les habitants de la vallée ont commencé à s’habituer à cette absence. Et puis, le 14 juillet, un feu d’artifice sur sa « une », le journal est ressuscité. Un six-mille-quatre-centième numéro un peu plus étroit que les précédents, un papier un peu moins épais entre les doigts. Mais les rubriques sont à leur place, et les signatures absolument familières. C’est la beauté de cette histoire, qui est aussi un pari : le Tribunal de commerce de Romans a confié le destin du Crestois à ses journalistes.
Poubelles
Jusque-là, leur rôle consistait à exécuter avec plus ou moins d’inspiration cette série de tâches exigeantes et laborieuses, exaltantes et chronophages qui aboutissent à la production d’un journal. Réunis au sein d’une Scop (société coopérative et participative), ils ont dû obtenir un numéro de Kbis, négocier un prêt, rédiger des contrats de travail, discuter avec les prestataires du journal, estimer l’évolution de leurs sources de revenus (ventes, pub et annonces légales), installer un nouveau logiciel d’édition, décider qui sort les poubelles, qui achète le café et le papier toilette. Ils ont dû trouver un imprimeur (une autre Scop) puisque l’imprimerie du Crestois, elle, n’a pas été reprise à la barre du tribunal — faute d’acquéreur, la voilà liquidée.
Les voilà patrons, condamnés à s’entendre. Leur ancien employeur, Jean-Baptiste Bourde, est désormais leur salarié. Ce n’est pas rien. Eux seuls savent les trésors d’humanité qu’il a fallu déployer pour réaliser cette permutation. Et la clairvoyance, l’honnêteté aussi, pour que chacun reconnaisse et assume ses propres désirs.
Sciatique
Jean-Baptiste Bourde a dû écouter son corps. Arrière-arrière-petit-fils du fondateur du Crestois, il en est devenu le directeur à la mort de son père, le charismatique Claude Bourde, à la fin de l’année 2009. Il sait que les quatre générations précédentes ont elles aussi connu leur lot de difficultés. « C’est dans notre ADN d’être en galère », dit-il. Mais le journal n’a jamais cessé de paraître, « même sous les bombardements ». L’héritier aurait voulu « être à la hauteur » de ses aïeux. Sauf qu’aucun d’entre eux n’a connu le bouleversement technologique qu’il a dû affronter : la révolution numérique. En une poignée d’années, la petite imprimerie a cessé d’être compétitive. Et le fleuron de l’entreprise familiale, dont les bénéfices finançaient le journal, est devenu son principal boulet.
Jean-Baptiste Bourde a composé. Les postes laissés vacants par des départs ont cessé d’être pourvus. Les salaires ont été baissés. Un exercice après l’autre, il a rogné sur ses propres congés : cinq semaines devenues deux, puis une, puis plus rien. Il a supprimé son treizième mois. Puis ne s’est payé que deux mois sur trois. Chaque sacrifice permettait de traverser ce qu’il pensait être « une mauvaise passe ». Il se disait : « ça va aller », comme une prière pour ne pas être « la génération qui éteint la lumière ». Et puis, en avril 2022, pour compenser une trésorerie exsangue, il n’a plus su quoi sacrifier. Une « sciatique de l’enfer » l’a paralysé. Au bout d’un mois de « douleurs insupportables », il a abdiqué : « C’est bon, j’ai compris. J’arrête. » Il a gardé sa décision pour lui, il lui restait à trouver comment faire, mais dès qu’il s’est résolu à ne plus s’acharner, la sciatique s’est évanouie.
Héritage
C’est à peu près à cette époque que Laure-Meriem Rouvier a rejoint la rédaction. Ancienne comédienne et productrice de spectacles reconvertie dans le journalisme, elle a débarqué comme stagiaire. Le Crestois, c’est son journal depuis toujours. En feuilletant les archives, elle s’y est vue trois fois en photo, gamine à des fêtes, puis jeune bénévole à la radio locale. Elle a regardé autour d’elle, aussi, et a jugé que « les humains étaient comme les machines : à bout de souffle ». Elle a osé le dire. Dans ce microcosme, elle est celle qui verbalise. Parfois trop vite, parfois trop fort, mais ça sort.
Dans la touffeur de l’été 2022, elle a dit autre chose, un midi. Sortant de la boulangerie, pain bagnat à la main, elle a rejoint ses collègues au café de la gare, juste en face. Gérer une entreprise, elle savait ce que c’était, il fallait aimer ça. Elle a pensé tout haut : « Ce journal, c’est peut-être un héritage dont JB ne voulait pas. » Avec cette grille de lecture, elle a déplacé quelque chose. Il ne s’agissait plus de se lamenter sur la mort annoncée du Crestois. Il s’agissait désormais de libérer « JB ». Parce qu’elle n’est pas du genre à tergiverser, elle a enchaîné : « Ça vous dirait qu’on lui propose de le reprendre en Scop ? » Oui, ça leur dirait. C’est même une piste qu’ils avaient évoquée, entre eux, quelques semaines plus tôt. Mais il a fallu l’allant de la nouvelle venue pour enclencher le processus de reprise.
« Violence émotionnelle »
Rémi Dalant-Welcomme, consultant à l’Union régionale des Scop, a mis en garde les journalistes : « 50 % des dossiers de reprise capotent à cause de la violence émotionnelle. » Il fallait marcher sur des œufs. Jean-Baptiste Bourde avait beau être libéré de sa sciatique, il restait prisonnier d’un dilemme « entre la tête et le cœur ». Est-ce que les choses n’allaient pas s’arranger d’elles-mêmes ? Et n’y avait-il vraiment aucun moyen de sauver l’imprimerie, que pilotait Fanny, sa petite sœur ? « C’est toujours compliqué pour un dirigeant de société de se placer sous la protection du tribunal de commerce, observe le consultant. Ils ont tendance à temporiser. »
Des dix salariés que comptaient le journal et l’imprimerie, trois se sont lancés dans l’aventure. Martin Chouraqui, arrivé en 2018 après une première carrière de journaliste reporter d’images à LCI ; Clément Chassot, copain d’école du premier, qui a rejoint la rédaction du Crestois en 2021, après avoir officié au Ravi marseillais ; et, donc, Laure-Meriem Rouvier. Ils sont tous chefs : le premier est chef d’édition, le deuxième rédacteur en chef, la troisième directrice de la publication. Les trois journalistes ont ensuite enrôlé Perrine Quenu, elle aussi transfuge du monde du spectacle, pour administrer l’entreprise. Ils l’ont fait rire, avec leur projet « un peu fou », ces trois « têtus qui apprennent à s’écouter ». Tous les quatre ont prévu de se payer le même salaire : 1 800 euros brut par mois. Ils ont investi leurs (maigres) économies dans le journal. Le Fonds pour une presse libre (un organisme à but non lucratif créé à l’initiative de Mediapart) a mis au pot à son tour, devenant le cinquième associé de la nouvelle structure. Mise de départ : 10 000 euros.
Judo
L’hebdomadaire qu’ils veulent faire — pour l’instant tiré à 3 000 exemplaires — continuera à s’appuyer sur un réseau de correspondants bénévoles pour raconter la vie des communes de leur « zone » : autour de Crest, 30 kilomètres sur l’axe nord-sud, 45 kilomètres d’est en ouest, un bassin de 25 000 habitants. Alors que Le Dauphiné Libéré, comme beaucoup de titres de PQR, accorde de moins en moins de place aux événements ultra-locaux, Le Crestois n’a pas renoncé aux kermesses, aux comptes-rendus détaillés de conseils municipaux, aux photos du club de judo.
Les trois journalistes rêvent d’une organisation qui leur permettrait de « sortir la tête du guidon », de trouver le temps, à tour de rôle, de s’investir dans « de beaux reportages » ou des enquêtes — sur la gestion de l’eau, l’état des services publics, la désertification médicale, l’administration du territoire… Les néo-ruraux, pensent-ils, ont de l’appétit pour « des papiers plus fouillés que ceux d’un hebdo local classique ». Et plus engagés ? « On n’est pas un journal militant, mais il faut qu’on soit un peu poil à gratter », dit Clément Chassot, le rédacteur en chef.
« Ils aiment gratter »
Annie Liotard, qui a quitté le journal après trente-cinq années au Crestois, considère les options prises par ses anciens collègues avec une certaine méfiance. « Il faut qu’ils fassent attention à ne pas se laisser guider par leurs instincts parisiens ou marseillais. Ils aiment gratter, mais les gens n’aiment pas trop ça ici. Nous, les anciens, on connaissait tout le monde. On n’avait pas envie de se mettre à dos la moitié de la ville. » Elle qui s’occupait des relations avec les correspondants et avec les lecteurs ne comprend pas non plus leurs méthodes. « Du temps du père de Jean-Baptiste, on travaillait à la parole donnée. Quand quelqu’un nous disait quelque chose, on le croyait. Eux contrôlent tout, ils veulent tout vérifier. Peut-être que dans les écoles de journalisme, on leur apprend ça. Mais bon, avant, on n’avait pas besoin de vrais journalistes pour faire Le Crestois. »
À l’écouter, on prend la mesure des changements en cours au journal. C’est un saut de génération, de culture professionnelle, et d’ambition. « Mon utopie, c’est de faire concurrence à Bolloré, lance très sérieusement Laure-Meriem Rouvier. Qu’on parvienne à exister, que ce modèle économique essaime, c’est un des enjeux de cette expérience. »
Tajine
À Crest, au 52 rue Sadi-Carnot, le deuil de l’entreprise familiale est une affaire très concrète. Chaque centimètre carré du bâtiment est saturé d’affects. L’imprimerie occupait le rez-de-chaussée. La rédaction, à présent déménagée dans l’immeuble voisin, était installée à l’étage, où vivent encore Joëlle Bourde, la veuve de Claude et, dans l’appartement mitoyen, sa fille Fanny. « Ma maison a toujours vibré au rythme des machines, elle a toujours senti l’encre et le papier », témoigne cette dernière. Vie privée et vie professionnelle se confondaient.
Chaque jour, à 12h15, Jean-Baptiste et Fanny Bourde quittaient leur poste et montaient déjeuner chez leur mère. Autour d’un tajine ou de gnocchis, d’endives au jambon ou d’un poulet au curry, Joëlle Bourde invitait ses enfants à « vider leur sac ». Sa sœur jumelle venait prêter main forte pour plier les exemplaires fraîchement imprimés, les entourer d’une bande indiquant l’adresse des abonnés, et déposer le morceau de scotch pour la fixer. Un peu plus tôt dans la semaine, c’est le beau-frère, directeur d’école à la retraite, qui avait assuré la correction des pages et rédigé les charades.
Sacrifice
Le soir, Fanny Bourde doit se faire violence pour ne plus descendre au rez-de-chaussée vérifier si les lumières et la clim sont bien éteintes. « Ce n’est plus mon rôle », se rappelle-t-elle. Joëlle Bourde a indiqué à ses enfants qu’elle était prête à déménager, qu’ils pouvaient même vendre la maison s’ils voulaient. Elle désire les libérer de la loyauté familiale qui a trop longtemps dicté leurs actes. Elle dit : « Ici, il y a eu trop de non-choix. Ce n’est pas une vie d’être sur le Titanic. Jean-Baptiste a 43 ans, Fanny 39 ans. L’âge de mes parents quand on est arrivés d’Algérie pour commencer une nouvelle existence. »
Jean-Baptiste Bourde a annoncé qu’il quitterait l’entreprise en décembre, une fois la transition achevée. Fanny Bourde cherche encore un avenir à embrasser. Mais elle commence à l’admettre : « Mon père, qui rêvait d’être grand reporter, s’est sacrifié pour reprendre l’entreprise. Mon frère s’est sacrifié à son tour. Et moi aussi, pour l’aider. Là, on a une porte de sortie, on peut en finir avec la logique du sacrifice. »
Fantôme
Les nouveaux propriétaires parviendront-ils à s’en prémunir ? Ils sont conscients du défi. « La Scop doit permettre un autre rapport au travail, professe Perrine Quenu. On a la volonté de faire un beau journal sans burnouter dans six mois. » Cet été, ils ont même eu l’audace de s’accorder quelques jours de vacances, suscitant l’incompréhension de Joëlle Bourde. Jamais son mari n’aurait fait un truc pareil. Claude Bourde se consacrait au journal cent heures par semaine, occupant trois postes à lui tout seul, et se payant au lance-pierre, sachant pouvoir compter sur le salaire de sa femme, cadre à l’hôpital. « J’ai toujours eu l’impression d’être à mi-régime par rapport à lui », confie Jean-Baptiste Bourde qui, chaque jour, a travaillé face au portrait de son père, encadré sur son bureau.
À Crest, beaucoup persistent à dire que « Le Crestois, c’était Claude Bourde et Claude Bourde, c’était Le Crestois ». Pierre Brunet, un ancien rédacteur en chef du journal, espère néanmoins pour les repreneurs que « le fantôme de Claude saura rester discret ».
Publié le 31 août 2023 par La Revue des Médias