Face au poids électoral croissant de l’extrême droite en France, ce dossier met à l’épreuve l’hypothèse d’une « extrême-droitisation » de l’espace médiatique. Différentes dimensions de ce phénomène sont examinées : l’évolution des pratiques de communication médiatique et numérique au sein du FN-RN, les dynamiques d’engagement dans les mobilisations informationnelles des droites radicales, la visibilité exacerbée des acteurs et des thématiques d’extrême droite dans les médias audiovisuels en période électorale. Le dossier entend ainsi contribuer à l’analyse des récentes transformations des rapports de force politiques et médiatiques.
SOMMAIRE
- Introduction du dossier. Médias : à droite toute ? – Nicolas Kaciaf & Enrique Klaus
Si le constat d’une “extrême-droitisation” des médias semble avant tout établi (et dénoncé) dans certaines franges des milieux journalistiques et militants, son effectivité et ses limites méritent d’être soumises à l’analyse des sciences sociales. Bien que formulée avec prudence – comme l’atteste le point d’interrogation du titre de ce dossier – une telle entreprise n’a rien d’évident au regard de la dispersion des publications académiques qui se confrontent à cet enjeu composite et délicat à objectiver. Trois difficultés surgissent. La première est de nature définitionnelle tant les notions de droite (ou d’extrême droite) et de médias se révèlent polysémiques et chargées d’ambiguïtés. La deuxième concerne l’historicité et l’ampleur de ces phénomènes au regard d’évolutions appréhendées sur le temps long des interdépendances politico-médiatiques. La troisième difficulté soulève la question de la conceptualisation de ces dynamiques dans une perspective de comparaison internationale.
- Le Rassemblement National 2.0. Entre professionnalisation de la communication numérique et recherche d’attention journalistique – Safia Dahani
Cet article montre comment la communication numérique se professionnalise au Rassemblement National au rythme de l’institutionnalisation de l’organisation. Dans une perspective relationnelle, il invite d’abord à contextualiser les usages frontistes du web dans un espace des possibles médiatiques qui s’ouvre de plus en plus à la visibilité des porte-parole de l’organisation et rend paradoxale la thèse du contournement des barrières à l’entrée journalistique par le numérique pour l’extrême droite. Il rend compte ensuite de la spécialisation des services de communication, de l’importance croissante prise par les plateformes en ligne dans la division du travail de campagne et de l’ouverture d’espaces de formation dédiés afin d’attester un processus contemporain de professionnalisation de la politique 2.0 du RN. Il repose sur des données qualitatives de première main (entretiens semi-directifs avec des cadres, militants, journalistes de rédactions presse, observations de formations et de grandes manifestations du parti) et de seconde main comme les archives des newsletters.
- Faire carrière dans les médias de “réinformation”. Les dynamiques d’engagement dans les mobilisations informationnelles d’extrême-droite en France (2007-2022) – Gaël Stephan
Depuis la fin des années 2000 se déploient des mobilisations informationnelles issues de l’extrême droite qui se réclament d’un principe commun : la « réinformation ». Le présent article s’intéresse aux acteurs qui contribuent à ces médias militants ainsi qu’à la manière dont se structure ce militantisme extra-partisan. À cette fin, nous mobilisons la notion de carrière, issue de la sociologie interactionniste et depuis travaillée par la science politique française. L’analyse permet d’identifier certaines des logiques contribuant à l’entrée en « réinformation », ainsi que les conditions du maintien dans cette forme d’activisme.
Au nom du pluralisme. Polarisation et droitisation de la campagne présidentielles de 2022 dans les médias audiovisuels – Pierre Lefébure, Emilie Roche & Claire Sécail
La présomption d’une « droitisation » des médias – c’est-à‑dire non pas le simple accompagnement des discours politiques conservateurs critiquant une modernité supposément déstructurante de la société, mais bien la production nativement médiatique de tels discours – se pose de manière accrue depuis quelques années. Si l’audiovisuel semblait échapper pour des raisons légales à cette tendance, on observe désormais un phénomène de réorganisation capitalistique capable de peser sur les lignes éditoriales des rédactions radios et télévision. À partir d’une étude de contenus, cet article vise à éclairer le contexte informationnel de l’élection présidentielle française de 2022 en comparant des contenus variés dans leur genre, leur format et leur public : un journal télévisé du soir (le « 19/45 » de M6), une chronique dans une matinale radio (« En toute subjectivité » sur France Inter) et un talk-show hybride entre information et divertissement (« Touche pas à mon poste » sur C8). Nous faisons l’hypothèse que, si « droitisation » du système médiatique il y a, cela suppose d’être observé à l’échelle de programmes significativement pesant en termes d’audience et n’étant pas initialement conçus pour promouvoir spécifiquement une conception conservatrice ou réactionnaire. Nos résultats confirment qu’une polarisation et une droitisation des médias peuvent et doivent s’observer dans l’audiovisuel à l’échelle des programmes, apparaissant selon des modalités contrastées d’un programme à l’autre. Cela ouvre des questionnements sur l’adéquation du fonctionnement de la régulation par rapport à ses objectifs.
VARIA
- Manifestations d’algorithme. Le répertoire d’action en ligne du mouvement anti-genre en Amérique latine – Daniela Gonzàles
L’usage croissant des réseaux sociaux numériques (RSN) dans l’action collective atteste de l’importance prise par ces plateformes dans les pratiques militantes. Loin d’être de simples outils de hiérarchisation des contenus (ranking), les RSN structurent les interactions entre utilisateurs. Cet article montre que certains mouvements sociaux mènent actuellement ce que l’on se propose d’appeler des « manifestations d’algorithme », c’est-à‑dire des stratégies de groupes protestataires ayant pour objectif d’utiliser les caractéristiques connues ou imaginées des algorithmes des RSN, pour promouvoir leurs intérêts politiques et sociaux. L’enquête repose sur une étude du mouvement dit « anti-genre » en Amérique Latine, un mouvement transnational de droite et d’extrême droite qui s’oppose au féminisme, aux avancées LGBT+ et au concept de genre comme « construit social ». L’analyse du volet algorithmique de leur répertoire d’action permet de rendre compte des investissements militants opérés sur « l’influence » réelle ou supposéedes RSN dans le champ politique et l’espace des mouvements sociaux. Elle met en lumière les processus de réappropriation des RSN par des usagers sensibles à ces formes de propagande. Le principal résultat de l’enquête, conduite par entretiens semi-directifs et analyse de contenu auprès de 116 groupes « anti-genre » latino-américains dans onze pays différents, est l’étonnant consensus exprimé par les enquêtés au sujet de la prise en compte des algorithmes dans leurs pratiques militantes : cette dimension de leur activité est identifiée par tous les participants, indépendamment de leur niveau de professionnalisation dans les médias, de leur affiliation institutionnelle, de leur pays d’origine et de l’audience de leur page.
Dossier coordonné par Nicolas Kaciaf et Enrique Klaus