Troisième volet de notre série sur le pôle média du Crédit Mutuel. Chantal Dou-Heitz était le visage des Dernières Nouvelles d’Alsace à Haguenau (Bas-Rhin). Pendant vingt ans, elle a officié à l’accueil du journal, soucieuse que « le client ressorte satisfait de l’agence » – selon les mots d’une collègue. Le 17 janvier dernier, elle a mis fin à ses jours. Un drame de plus à Ebra que prévoyait la médecine du travail qui avait alerté sur la « détresse mentale » des salariés perdus entre compression de personnel et violence managériale. Ce troisième suicide en trois ans au DNA nous a poussés à briser l’omerta et à enquêter sur l’infernal plan de restructuration lancé en 2018 par la banque « à qui parler ».
« Quand on est arrivé on était 4 200, aujourd’hui le groupe est plutôt aux alentours de 3 300 personnes. Donc ça vous donne quand même une idée de l’effort qui a été fait, dont [on a] peu entendu parler parce qu’il n’y a eu quasiment aucun départ contraint. »
Le 17 janvier dernier, Philippe Carli donne sa vision du journalisme au club de la presse de Strasbourg, comme tous les notables invités avant lui. Avec des mots choisis : « Bon on a eu quelques mouvements, quelques journaux déversés devant les agences du Crédit Mutuel. Mais globalement on peut dire qu’il y a eu un vrai dialogue social. »
Ce jour-là, le directeur général d’Ebra dresse le bilan de cinq années et demi passées à la tête du groupe de presse le plus puissant du pays en diffusion (neuf quotidiens régionaux écoulés chaque jour à plus de 900 000 exemplaires, soit 17,7 % de la diffusion de la presse quotidienne d’information politique et générale du pays). Un auto-satisfecit pas même troublé par les 900 salariés qu’il assume avoir « fait partir » depuis 2018. « Alors bon, si vous discutez avec nos partenaires [sociaux] ils vont dire que ce n’est jamais assez. Mais enfin force est de constater qu’on n’a pas vu de journaux pendant les quatre ans [qui viennent de s’écouler] tous les jours parlant de ”Ebra, le massacre”, je sais pas quoi. On est assez créatifs dans ces cas-là. »
Entre-soi
Délivrée sous le ton du « entre nous, on se dit les choses », cette pique, Philippe Carli l’adresse aux journalistes. Pas à ceux qui se trouvent face à lui : dans l’entre-soi de cette « institution » strasbourgeoise administrée depuis quatre décennies par les cadres des principaux médias de la région et des chargés de communication (Orange Alsace/Moselle, Groupama Grand Est, Caisse d’Épargne Grand-Est…), le cost-killer du Crédit Mutuel, embauché en septembre 2017 pour assainir les comptes du pôle média de « LA banque à qui parler », poursuit sa conférence parfaitement à l’aise. « Donc, euh… Voilà, on a accompagné cette transformation. Et aujourd’hui on a une organisation de groupe. »
Pourtant… Ce mardi 17 janvier, quelques heures après que Carli se soit félicité devant un parterre convaincu qu’aucun journal n’ait encore titré sur « Ebra, le massacre », Chantal Dou-Heitz, 41 ans, met fin à ses jours dans l’après-midi, à son domicile. Cette assistante relation clientèle de l’agence locale d’Haguenau travaillait depuis une double décennie aux Dernières Nouvelles d’Alsace (les DNA, un des fleurons de la galaxie Ebra). En seulement trois ans, c’est le troisième suicide qui frappe le quotidien alsacien.
Alors doit-on parler d’un « massacre » ? Une chose est sûre : cette série de drames a été précédée de nombreuses alertes adressées à la direction du journal depuis 2018, par des cabinets d’audit, par la médecine du travail et par les différentes instances représentatives du personnel. Et ça, Philippe Carli s’est bien gardé d’en parler devant ses pairs.
« Accélérer la transformation » sans remise en cause
Face à ces alertes – des premières déclenchées jusqu’aux appels au secours de certains salariés craignant depuis longtemps qu’un troisième suicide ne survienne -, quelles mesures ont été prises concrètement dans « l’organisation de groupe » d’Ebra ? Et, pour l’avenir, la mort de Chantal Dou-Heitz va-t-elle faire changer radicalement la politique sociale de la maison, remettre en cause l’inaccessible quête de croissance poursuivie par la direction et, aussi, mettre un terme à la fonte des effectifs ?
Toutes ces questions restent posées : nous avons sollicité les directions générales et des ressources humaines du groupe et du pôle Alsace d’Ebra, à Strasbourg comme à Paris. Nos demandes d’interviews et le questionnaire adressé par Blast sont restés à ce jour sans réponse.
Philippe Carli ne semble pourtant pas en arrêt maladie si on s’en tient à son agenda, ni même en réserve, indisposé à communiquer après ce drame. Le 30 janvier, le directeur général d’Ebra adresse ses vœux au personnel sans y faire la moindre allusion pour annoncer qu’il ne changera rien à l’interminable « plan de redressement » qu’il concocte depuis maintenant cinq ans : « Je n’envisage pas remettre en question la stratégie de développement et de croissance que nous avons définie ensemble, écrit-il à ses salariés et collaborateurs. En revanche, si nous souhaitons préserver l’emploi, nous devons accélérer la transformation en cours de nos entreprises en développant les compétences dont nous avons besoin et en se dotant de statuts sociaux qui préparent l’avenir. »
Près de deux semaines après la troisième mort brutale survenue sous sa direction, ces vœux ne seraient-ils pas… un « avœu » ? Le message délivré par l’homme fort du groupe de presse quotidienne régionale donne le là : la course à la croissance se poursuivra, quel qu’en soit le prix. Même… humain ?
Deux vies fracassées à trois ou quatre mètres près
Le 5 décembre 2019, Régis Guhl s’était jeté dans le vide du toit-terrasse de la « Nuée-Bleue » (1), le nom donné au siège du quotidien alsacien situé dans la rue éponyme, à Strasbourg. Avant son geste, ce technicien de maintenance industrielle de 43 ans s’était rendu à sa réunion de prise de service à 7 h 30. Peu avant 8 heures, son corps avait été retrouvé au pied de l’immeuble de quatre étages du centre d’impression.
Le 17 novembre 2020, Didier Gramain, 57 ans, sautait du toit – au sixième niveau – du parking-silo accolé à la « Nuée-Bleu ». Cet ouvrier rotativiste travaillait depuis une vingtaine d’années aux DNA. Son corps a été retrouvé non loin du centre d’impression où il imprimait chaque nuit les 150 000 à 230 000 exemplaires des DNA et de L’Alsace.
S’ils se sont jetés de deux toits différents, les deux hommes sont morts au même endroit, à trois ou quatre mètres près et à moins d’un an d’intervalle.
Déléguée syndicale Filpac-CGT et secrétaire du comité social et économique (CSE) des DNA, Virginie Stopiello a été témoin de la façon dont les restructurations se négocient entre syndicats et direction depuis Paris, avant de se traduire concrètement, humainement, dans les agences locales réparties dans l’Alsace profonde. Salariée des DNA depuis 32 ans, cette syndicaliste était il y a encore peu assistante relation clientèle – depuis son burn-out survenu il y a deux ans, elle se consacre à ses fonctions syndicales. Elle connaissait Chantal Dou-Heitz depuis son arrivée à l’accueil de l’agence d’Haguenau – qu’elle n’a jamais quittée –, il y a vingt ans.
« Anéantie » par la disparition de sa collègue de travail et amie, Virginie Stopiello est écœurée de ne pas avoir été écoutée par la direction quand elle répétait CSE après CSE, mois après mois, les mêmes alertes : les gens sont « à bout », « en pleurs » et « craquent » régulièrement. Elle répondra à nos questions à partir du 24 janvier, jour de son retour au travail après la terrible nouvelle. « Le jour de trop », nous écrit-elle le lendemain par SMS.
« Depuis mercredi (18 janvier, ndrl), je suis un zombie. Je ne dors quasi pas, j’ai peur pour moi. » Le 25 janvier janvier, la quinquagénaire est mise à l’arrêt pour « accident du travail » par son médecin traitant. Elle n’a, à ce jour, pas pu remettre un pied aux DNA.
« C’était notre roc…
La couleur des mots et des adjectifs de Virginie Stopiello pour décrire sa collègue, « toujours souriante, pétillante, très pro, charismatique », chasse la tristesse et la colère de sa voix. Juste le temps d’un souvenir, bien trop présent pour en être déjà un : « Dès qu’on avait une question, c’est Chantal qu’on appelait. Jamais de la vie on n’aurait pensé que… C’était notre roc. Elle avait une connaissance et une culture de l’entreprise exceptionnelle. J’ai beau avoir douze ans d’ancienneté de plus qu’elle, quand je travaillais avec elle, je faisais hyper attention à ne rien déranger de son classement hyper pointilleux. Elle se souciait énormément des clients. Si elle n’avait pas la réponse à leur apporter, ça lui pesait, il fallait toujours que le client ressorte satisfait de l’agence. »
« Les accueils commerciaux », ou plutôt « les accueils » tout court… Dans le jargon, c’est ainsi que les assistantes relation clientèle se désignent entre elles. Le bureau de ces employées rattachées à l’administration des ventes se trouve à l’accueil des agences locales. Avant que la politique de rationalisation, de mutualisation et de filialisation d’Ebra ne s’abatte sur elles, ces femmes – en grande majorité – étaient chargées de vendre les journaux, les abonnements ou les livres à ceux qui se déplaçaient, et aussi de saisir les petites annonces, les avis de décès ou de recueillir les publicités des annonceurs.
Cercle vicieux
« Ça fait deux ans que je signale à notre direction la situation catastrophique des ”accueils”, leur crainte quant à l’avenir, leur mal-être, la multiplication inquiétante des arrêts maladie, reprend Virginie Stopiello. Car ça fait deux ans qu’elles ne sont plus remplacées en cas de congés ou d’arrêt maladie. » Ce sous-effectif chronique génère des arrêts maladie, qui génèrent du sous-effectif… Un cercle vicieux. L’agence reste fermée au public pendant l’absence de l’assistante relation clientèle. Problème, « à son retour, elle doit se taper (sic) toutes les tâches non traitées qui se sont accumulées depuis son départ, complète la syndicaliste. Donc une agence ferme parce que ”l’accueil” craque. Sa collègue reprend la main sur les appels que continue de recevoir son agence, en plus de ceux de sa propre agence. Et elle craque à son tour… »
Censé redresser la situation du groupe en dégraissant massivement à coup de départs volontaires, le « plan de redressement » mené par Philippe Carli s’est prioritairement abattu sur les titres les plus déficitaires de l’empire de presse du Crédit Mutuel. Depuis 2013, les DNA affichaient un excédent brut d’exploitation négatif. Lors de la conférence au club de la presse de Strasbourg, Philippe Carli a d’ailleurs rappelé que, après les « titres lorrains historiquement très malades », les deux quotidiens alsaciens « qui se sont portés mieux en 2021 sont à nouveau un peu malades », à cause de la flambée des prix du papier et de l’énergie.
Préjudiciable à leur santé
L’ancien président de Siemens France et patron du groupe Amaury (Le Parisien, l’Equipe) oublie de préciser que l’éphémère retour à la croissance de 2021 n’a été rendu possible qu’au prix d’un long travail de sape. En taillant dans la masse salariale : celle-ci est passée de 32 à 22 millions d’euros entre 2012 et 2020, d’après les comptes sociaux de l’entreprise que Blast a épluchés.
En décembre 2016, les DNA comptaient encore 544 salariés. Six ans de plans sociaux et de restructurations plus tard, l’effectif est tombé à 300 salariés environ. Le taux d’absentéisme lui n’est jamais descendu en dessous des 5,36 %. Et il s’est longtemps fixé entre 7 et 10 %, au cours de l’année 2022. Soit… deux fois la moyenne nationale de 2021. En janvier 2022, cela représentait par exemple 36 salariés arrêtés simultanément.
« C’est énorme !, commente Virginie Stopiello. En CSE, la direction ne donne pas l’impression de s’inquiéter d’un tel taux d’absentéisme. Elle nous répond – quand elle nous répond – que c’est lié au Covid… Or rien qu’en 2021 quatre salariés, cadres comme employés, étaient dans un tel état de souffrance au travail que la médecine du travail a refusé qu’ils soient maintenus en poste, pas seulement dans l’entreprise mais aussi à l’échelle du groupe parce que ç’aurait été ”préjudiciable à leur santé”. Ils ont dû être licenciés pour inaptitude au travail… »
Rester optimistes…
La direction refusant de commenter ces éléments, reste pour comprendre à éplucher l’abondante littérature des procès-verbaux de CSE. Blast a pu s’en procurer plusieurs exemplaires, qui couvrent la période mai 2021 / février 2022. En septembre 2021, lors d’une commission santé, sécurité et condition de travail (CSSCT), on peut ainsi lire les échanges entre la directrice des ressources humaines et la médecin du travail des DNA. Le seconde remarque que « 16 arrêts de travail longs de 3 à 6 mois sont en cours et sont liés aux conditions de travail et aux situations de travail », avant d’ajouter qu’elle n’a « jamais connu une telle situation dans sa carrière professionnelle ». Précisant encore qu’elle a « le sentiment de ne pas être entendue lorsqu’elle signale un certain nombre de situations ».
Face à elle, pourtant, la DRH « se veut optimiste et rassurante et affirme que la priorité du Codir (le comité de direction, ndlr) est de résoudre ces questions ». Elle a « d’ailleurs pris contact avec des cabinets extérieurs pour l’aider dans cette démarche » et elle le garantit : « Même si cela parait long, les choses sont en cours. Pour les élus, il est important que les personnes soient respectées et trouvent leur place dans l’organisation. »
Revenons aux assistantes relation clientèle… Le métier semble-t-il est en voie de disparition. Les assistantes relation clientèle étaient 42 en 2013, 34 en 2018 et… 15 au premier semestre 2022 d’après le Rapport d’orientation stratégique 2022 des DNA. On peut en déduire qu’il n’en reste actuellement pas plus de 13 après le décès de Chantal Dou-Heitz et le départ soudain en retraite début janvier 2023 d’une autre de ces employées – elle frisait le burn-out.
La réduction drastique de ces personnels d’accueil n’ayant pas été compensée par une diminution – ou du moins une répartition – de leur charge de travail, la dangereuse équation ainsi créée s’est immédiatement chiffrée en arrêts maladies : jusqu’à cinq assistantes relation clientèle ont été simultanément arrêtées par leur médecin pour burn-out ces deux dernières années. Ce service détient le triste record du taux d’absentéisme du journal. Il a par exemple dépassé les 21 % entre décembre 2021 et février 2022. Ou comment créer le mal…
Ubu et la valse des DRH
« Il faut quand même nuancer ». Le 22 février 2022, la DRH des DNA relativisait au prix d’un effort louable, toujours en CSE : « Sur la moyenne de l’année 2021, on est à un taux moyen de 7,19 % ». Et puis, ajoute-t-elle alors, le taux d’absentéisme « ça dépend aussi du nombre de l’effectif total. Il faut le ramener au rapport total. Je ne sais pas si vous vous souvenez quand [mon assistante] était absente, j’avais aussi 20 % dans mon service. »
On se rassure donc comme on peut… jusqu’à être soi-même rattrapé par l’absurdité de cette mécanique : quelques jours plus tard, en mars 2022, cette même DRH se retrouve en arrêt longue maladie pour… burn-out ! Avant de faire l’objet d’une procédure de licenciement, comme plusieurs sources l’ont confirmé à Blast. Cela faisait tout juste un an qu’elle était en poste. Un exploit : sa prédécesseure, elle, n’avait tenu que deux mois.
Après avoir laissé le poste inoccupé six longs mois, les DNA ont embauché en octobre dernier leur huitième DRH depuis 2015.
Comment en est-on arrivé à un tel niveau de souffrance et de surcharge au travail ? En Alsace, la « saison 1 » du plan de redressement d’Ebra (soit les années 2018 / 2021) s’est accompagnée d’une mutualisation de plus en plus prononcée – une « double gouvernance opérationnelle », préfère la direction – entre les deux concurrents historiques : depuis juin 2018, L’Alsace et les DNA partagent la même imprimerie, ont le même directeur général depuis avril 2019 et le même rédacteur en chef depuis septembre 2020.
La fusion qui ne dit pas son nom
Dans le Haut-Rhin, on peut parler carrément de fusion des deux journaux. Acté en 2014 à Saint-Louis, le processus s’est accéléré sous l’ère Carli : dans toutes les villes du département où chaque titre possédait son agence locale, L’Alsace et les DNA ont fusionné leurs équipes.
Désormais, elles sont regroupées sous un même toit. Et si les deux journaux produisaient les mêmes pages « Sports » depuis 2018, ils partagent également les mêmes articles pour les informations locales du Haut-Rhin. Les Unes ont beau être différentes, le contenu est le même.
« La direction a organisé la fusion des DNA et de L’Alsace dans le Haut-Rhin sans jamais parler de fusion ». Ancienne des DNA, Jeanne* a bien connu les problématiques de souffrance au travail auxquelles étaient confrontés les salariés du quotidien le plus lu d’Alsace, notamment les assistantes relation clientèle : « Au lieu de dire clairement : ”On ne produit plus qu’un journal sur deux”, on a laissé les salariés se démerder, sans leur donner les moyens et sans consignes claires. Les plus consciencieux couraient dans tous les sens pour essayer de conserver le même niveau d’exigence qu’avant. Mais avec deux fois moins de moyens… Ils s’enlisaient. »
Comment les assistantes relation clientèle ont-elles vécu ces fusions ? « Ça a été catastrophique, répond aussitôt Jeanne. La dernière fusion à Sélestat a envoyé deux assistantes en arrêt maladie plus d’un an, avant qu’elles reviennent en mi-temps thérapeutique. »
Entre la kitchenette et les toilettes
Les salariés des DNA et de L’Alsace de Sélestat ont emménagé dans leurs nouveaux locaux communs, près de la gare, en novembre 2020. Malgré son statut, la sous-préfecture du Bas-Rhin a subi la même fusion que ses voisins haut-rhinois. « Les ”accueils” des deux journaux ont dû se partager un bureau pour deux, développe Virginie Stopiello. L’une devait travailler à la rédaction et l’autre sur ce bureau situé au premier étage – pratique pour recevoir les clients… – dans un couloir, à côté de la kitchenette et des toilettes. Elles se sont senties humiliées. Avant qu’elles soient arrêtées, je les retrouvais en pleurs lors de mes visites à Sélestat. »
Face à ces signaux inquiétants, quid de la direction ? Quelles mesures a-t-elle prises ? La lecture d’un autre compte rendu de CSE est éclairante. « À Sélestat, il n’y a plus personne à l’accueil. Je n’ai pas envisagé de les remplacer intégralement pour l’instant parce que je pense qu’il ne faut pas avoir une lecture par agence mais une lecture globale du personnel présent et de la charge de travail existante », déclare le directeur des ventes du journal lors du CSE d’octobre 2021. Avant de « concéd[er] que ça commence à faire un peu long. Mais les appels sont transférés sur Erstein et les courriers sont relevés par la coordinatrice. Je réfléchis à une présence à minima à Sélestat sous peu. »
En février 2022, la situation s’enlise. Toujours en arrêt, les assistantes relation clientèle de Sélestat « ne sont pas prêtes de revenir », fait remarquer Virginie Stopiello au directeur des ventes. La réponse suit : « À Sélestat, une transition entre la titulaire et la remplaçante a été faite pour que la reprise se passe bien. En termes d’accompagnement, c’est mieux qu’avant. Maintenant, j’assume le fait que le remplacement systématique poste par poste n’est pas la règle quand il y a un arrêt maladie. On est suffisamment nombreux à la relation client (28 personnes) pour pouvoir ponctuellement se compenser et répartir intelligemment la charge de travail. »
Le graphiste lorrain « qu’on payait à rien faire »
Ce n’est pas tout. Parallèlement à cette mutualisation spécifiquement alsacienne, les assistantes relation clientèle ont été au centre de l’autre grand projet de rationalisation des coûts, lancé par Philippe Carli pour vider les métiers non éditoriaux des neuf journaux du groupe afin de les regrouper au sein de nouvelles filiales d’Ebra. « Quand je suis arrivé, en Alsace et en Lorraine, il n’y avait pas de régie [publicitaire] », explique le patron d’Ebra au club de la presse de Strasbourg. « Vous aviez des commerciaux aux DNA, vous aviez des commerciaux à L’Alsace et en moyenne [à l’époque] 400 accords collectifs et usages d’entreprise. » Philippe Carli a donc crée deux nouvelles régies publicitaires : Ebra Médias Lorraine-Franche-Comté et Ebra Médias Alsace. 43 salariés des DNA ont été transférés dans la seconde en 2019. Avec les départs volontaires non remplacés, le journal a perdu cette année-là 77 salariés.
Le 17 janvier dernier, toujours, Philippe Carli poursuit son raisonnement : « Les transformations, c’est assez rationnel. Il ne faut pas aller chercher très loin. Avant, quand vous aviez un titre qui avait beaucoup d’activités mais pas assez de graphistes, il pouvait aller sous-traiter à l’extérieur. À côté de ça, vous pouviez avoir quelqu’un en Lorraine, [chez] les graphistes, qui à ce moment-là n’avait pas de publicité, n’avait pas de travail, et qu’on payait à rien faire. Là, tout simplement, on les a mis ensemble. Un graphiste travaille [maintenant] pour tout le groupe. » C’est ainsi que l’homme d’affaires justifie devant cette assemblée de journalistes et de communicants la création de son autre grande mutualisation. Elle concerne cette fois les services de pagination, de création graphique, d’annonces classées, de maintenance informatique ou encore de relation clientèle.
49 transférés, 81 disparus
Opérationnel depuis le 1er janvier 2021, la filiale Ebra Services rassemble au sein des sièges de 7 des 9 quotidiens du groupe l’ensemble de ces fonctions dites « supports ». Aux DNA, 49 salariés sont partis à Ebra Services en 2021. Avec les départs volontaires non remplacés, le journal a perdu 81 salariés cette année-là, constate-t-on à la lecture d’un rapport rédigé en juin 2021 par le cabinet d’expertise Syndex, en réponse à un droit d’alerte des membres du CSE. Syndex précise que cette restructuration « a induit la disparition de services auparavant logés dans les DNA ». Les assistantes relation clientèle devaient-elles faire initialement partie du lot ?
Dans ses fonctions aux DNA, Jeanne les côtoyait de très près. Elle est catégorique sur ce point : « La direction voulait fermer les accueils commerciaux. Les filles sont restées dans le flou total pendant plus d’un an. Elles ne savaient pas où elles allaient se retrouver à deux mois du lancement d’Ebra Services, qui devait leur porter le coup de grâce. »
Et voilà, en novembre 2020, que la secrétaire du CSE tombe elle-même en burn-out…
Le corps a lâché
L’année 2020 fut éreintante pour Virginie Stopiello, entre les allers-retours Strasbourg-Paris (pour participer aux réunions préparant la naissance d’Ebra Services), la crise du Covid à son pic, la délégation d’enquête paritaire sur le suicide de Régis Guhl et l’avenir incertain de son propre service, qui pèse sur les épaules de ses collègues et les siennes. « Un matin, je reçois coup sur coup quatre coups de fil de mes collègues, inquiètes, paniquées. Elles me demandaient ce qu’on allait devenir. Je n’en savais rien. Et moi, entre mon travail, les réunions, les plans sociaux qui s’accumulent… J’ai perdu pied, coulé. J’ai fait une crise de larmes. Le corps a lâché. Je n’ai pas réussi à me rendre au travail. Après cet épisode, je n’arrivais plus à cumuler les deux boulots. Je me suis consacrée à mes fonctions syndicales. »
Virginie est arrêtée deux mois par son médecin. L’Assurance maladie reconnaît qu’il s’agit d’un accident du travail. La veille de la mise en route d’Ebra Services, la direction du journal annonce qu’elle maintient finalement les assistantes relation clientèle au sein du service des ventes des DNA. Est-ce un hasard ? A-t-il fallu que la secrétaire du CSE, elle-même assistante relation clientèle, frôle la catastrophe pour que la direction décide de conserver leurs postes en agences locales ? « On ne le saura jamais, répond Virginie Stopiello. Quoi qu’il en soit, les ”accueils” ont quand même été mises au placard. »
La direction des DNA consent à ce que les assistantes relation clientèle conservent la saisie des petites annonces et des avis de décès, bien qu’Ebra Services mutualise leur gestion pour l’ensemble du groupe, dans le tout nouvel open space du service « annonces classées » au siège du Républicain Lorrain, en Moselle. Autant dire que, à 170 kilomètres de Strasbourg, les employés fraîchement embauchés dans la nouvelle filiale n’ont pas vraiment été briefés sur les particularités alsaciennes des avis de décès.
Rattraper les bourdes de la filiale qui vous remplace…
L’un d’eux, Émilien*, le reconnaît volontiers : « La mise en page des avis de décès des journaux alsaciens est un peu à part, c’est vrai. Sans prendre en compte la culture des journaux, Ebra Services est venu uniformiser les méthodes de travail, précise-t-il à Blast. Mais sans les moyens et les effectifs suffisants, ça a engendré pas mal d’erreurs… »
Émilien fait partie des premiers embauchés du service des annonces classées, début 2021. « En pleine pandémie de Covid-19, nous sommes pratiquement passés du simple au double en volume d’avis de décès avec le même effectif… Beaucoup de pompes funèbres ne comprenaient pas comment on pouvait en arriver à une qualité de traitement aussi déplorable. Certains jours, on était obligé de stopper la parution des avis pour traiter ceux en retard. Pour les familles, c’était insupportable… »
Le mécontentement des clients se ressent bien au-delà de Woippy. « Les ”accueils” ont toujours été les premières à s’en prendre plein la gueule mais avec la dématérialisation et la numérisation des services toujours plus poussées, les clients sont de plus en plus virulents ! ». Virginie Stopiello a exercé ce métier 30 ans. « Quand une erreur est publiée dans un avis de décès ou quand le centre d’appels ne répond pas, les ”accueils” reçoivent la colère des gens, par téléphone ou en agence… En gros, mes collègues rattrapent les bourdes d’Ebra Services qui a été mis en place pour, à terme, fermer définitivement leur service… »
Pourtant, théoriquement, l’externalisation d’une partie des tâches des assistantes relation clientèle (avis de décès, petites annonces, gestion des abonnements, ventes de journaux au numéro, relation clientèle) aurait dû compenser la baisse de l’effectif. « Au contraire… Ebra Services a piqué toutes leurs fonctions sans pour autant les délester de leur charge de travail », insiste la déléguée Filpac-CGT.
Depuis la mise en place de la nouvelle filiale en janvier 2021, l’ensemble des appels passés par les lecteurs des neuf journaux du groupe atterrissent à Euro Télé Services (ETS), une filiale du Crédit Mutuel basée à Strasbourg. Au cours de notre enquête, de nombreux salariés d’Ebra nous ont assuré que le nouveau « Centre relation clients » est « souvent saturé, injoignable » et « raccroche parfois aux nez des clients ».
Décrochent, raccrochent, décrochent, raccrochent
Résultat, d’après Virginie Virginie Stopiello, « les clients se rabattent sur les agences. Les “accueils” ont dû gérer jusqu’à trois fois plus de coups de fil et 3 000 mails en attente d’être traités, en étant deux fois moins nombreuses. Elles décrochent, raccrochent, décrochent, raccrochent, et c’est ça toute la journée. Chantal s’en plaignait énormément : elle me disait souvent qu’elle ne peut plus prendre en charge les appels et mails des collègues en arrêt, qu’elle avait l’impression de faire le double de son travail. »
En novembre 2020, déjà, Chantal Dou-Heitz se retrouve deux mois en arrêt maladie. Son premier burn-out. Quelques jours plus tôt, de passage à Haguenau, Virginie Stopiello l’avait croisée. « Chantal a fondu en larmes devant moi, se souvient son amie. Je dis : ”Houlà ! Chantal, pas toi ?” Elle me dit : ”Si… Je suis à bout…” Elle n’en pouvait plus de cette situation où se mêlait surcharge de travail et incertitude quant au devenir des ”accueils”. »
Blast s’est procuré des messages que Chantal Dou-Heitz avait rédigés à l’attention d’une de ses collègues. Voici ce qu’elle écrit en mai 2021 : « Depuis que je suis revenue fin janvier (2021, ndlr), j’alerte tout le monde que cette organisation n’est pas viable. C’est pas possible que je fasse le boulot de 3 personnes. J’ai la sensation qu’on fait vraiment tout pr (sic) me pousser à partir… (re-sic) » Ou encore en février 2022 : « Je ne sais pas combien de temps je vais encore tenir à ce rythme… C’est infernal ! »
A nouveau une journée d’horreur
La hiérarchie était-elle au courant du mal-être qui gagne son employée ? Il semble que oui. Ces deux dernières années, Chantal Dou-Heitz aurait envoyé plusieurs mails à ses supérieurs afin de les alerter et de faire remonter ses difficultés quotidiennes. Blast a pu se procurer l’un de ces messages. Datant de mai 2021, il est adressé à la responsable du pôle Relation client. « Je quitte le bureau, c’était à nouveau une journée d’horreur sur Haguenau », écrit Chantal Dou-Heitz dès la première phrase, sur laquelle le mot « horreur » est souligné. « Un appel derrière l’autre pour des problèmes de NLS (non livraisons, ndlr) sur les secteurs de Haguenau et Wissembourg », détaille-t-elle, avant de conclure par ce constat : « Une seule personne ne peut pas gérer 2 agences et faire le travail de 3 personnes c’est plus possible. Il va falloir trouver une solution. »
La fausse échappatoire
La solution, pour ce qui la concerne, Chantal Dou-Heitz l’avait en tête. En août 2022, elle espère devenir assistante à la rédaction – un poste clé dans une agence, qui consiste à gérer l’agenda du jour, relire et corriger les articles, éditer les articles et les photos. Sa direction met de longs mois à étudier sa candidature, avant de lui accorder un essai d’un mois, en novembre, à l’agence d’Haguenau. Comme Blast l’a raconté dans le second volet de notre série/enquête consacrée au groupe Ebra, la digitalisation à marche forcée a également profondément chamboulé les métiers d’édition : assistantes, secrétaires de rédaction, personnel de cellule web, tous sont soumis à des objectifs de rendement toujours plus poussés, pour « remplir » (sic) simultanément le site Internet et l’édition papier du journal.
Virginie Stopiello se souvient des derniers échanges avec sa collègue et amie. A la mi-novembre 2022. Elle raconte : « Chantal avait placé dans cette reconversion l’espoir de trouver une échappatoire à sa situation. Elle a vite déchanté : à l’été 2022, les assistantes à la rédaction absentes n’étaient plus remplacées, elles aussi… Elle a retrouvé les mêmes problématiques de surcharge au travail, le même stress que chez les ”accueils”. Elle a abandonné sa période d’essai au bout d’une dizaine de jours. Elle craignait de quitter le service des ventes qui n’a plus aucun avenir – mais auquel elle est viscéralement attachée – pour retrouver la même désorganisation dans le service à côté. »
Après ce nouveau suicide, l’inquiétude s’est propagée aux salariés du journal voisin, L’Alsace. Si on s’en tient au CSE du 2 février : « Car tandis que les DNA sont frappées par ce nouveau drame, la situation continue de se dégrader à la régie [publicitaire] (droit d’alerte, CSE extraordinaire ce jeudi) et à L’Alsace », peut-on lire sur le compte-rendu rédigé par les représentants syndicaux de la CFDT. Le DRH du pôle Alsace d’Ebra, Sébastien Fellmann, a pourtant pris les choses en mains : il a distillé des éléments laissant penser que le geste fatal de Chantal Dou-Heitz n’aurait aucun rapport avec ses conditions de travail.
Une ”expérience enrichissante”
« Le DRH affirme ne pas avoir connaissance de lettres que la salariée aurait laissées pour expliquer son acte, ni d’une plainte du mari contre l’entreprise, ni même d’une enquête en cours », lit-on encore dans le compte-rendu de la réunion. Les propos de Sébastien Fellmann, lorsqu’il évoque la demande de mutation de Chantal Dou-Heitz, sont cités de façon directe : « On lui a fait un avenant début novembre, explique-t-il, on lui a laissé un mois d’essai, mais quelques jours plus tard, elle a exprimé le souhait de revenir à l’accueil. Contrairement à ce qui se dit par ailleurs, elle n’a pas été livrée à elle-même durant cet essai. Ça se passait très bien, les voyants étaient au vert. Elle a décrit elle-même une ”expérience enrichissante”, mais a préféré revenir à l’accueil. On ne sait pas pourquoi, ni pourquoi elle souhaitait changer de métier », dit le DRH des quotidiens alsaciens, en poste depuis le mois d’octobre 2022.
Quatrième et dernier arrêt
« Pour ne rien arranger, poursuit la délégué syndicale, fin novembre, la direction a rappelé en CSE sa volonté de ne pas fermer les accueils, tout en annonçant que les prochains départs définitifs (retraite, mutation, etc) ne seraient plus remplacés. Ce qui revient à la même chose que de fermer… »
Cette annonce, en novembre, aurait plombé le moral de Chantal Dou-Heitz. Celle dont le « visage radieux et souriant » a marqué ses collègues, qui lui ont rendu un dernier hommage dans les colonnes des DNA, s’est rendue plusieurs fois en pleurs à son travail avant de prendre un ultime arrêt maladie en décembre 2022 – à nouveau un burn-out.
Depuis novembre 2020, c’était le quatrième longue durée (de deux semaines à deux mois) pris par la salariée des DNA. En janvier 2023, l’agence d’Haguenau s’apprête à être réaménagée. Chantal Dou-Heitz aurait été prévenue qu’elle télétravaillerait une fois de retour. L’histoire de quelques semaines, le temps que les travaux soient achevés. L’employée se rend à l’agence, une dernière fois, pour faire ses cartons.
Deux ans plus tôt, la crainte du troisième suicide
Le récit pourrait s’arrêter pas là, sauf que ce troisième drame qui frappe les DNA était craint depuis longtemps. Les assistantes relation clientèle ne sont pas les seules victimes collatérales des bouleversements provoqués par la mutualisation de l’ensemble des fonctions supports du groupe.
Le 4 décembre 2020, un mois avant le lancement officiel de la filiale Ebra Services, la médecin du travail des DNA est « vraiment, vraiment inquiète » : « Après 18 mois de mise en route d’Ebra Services”, comment on arrive à de tels niveaux de détresse mentale ? »
Cette interrogation, terrible, s’adresse à la direction, qui lui fait face. On peut les lire, ces mots, fidèlement retranscris dans le procès-verbal du CSE extraordinaire que Blast s’est procuré. « C’est pas du catastrophisme comme vous pourriez le penser, mais il y a un vrai danger, prévient la doctoresse des DNA. Et nous avons quand même déjà eu deux drames, en un an, même si tout n’est pas lié au travail, même si c’est extérieur, je ne voudrais surtout pas qu’il y en ait un troisième. »
Du n’importe quoi
Comment… en est-on arrivé-là ? Question obsédante. Officiellement, Ebra Services se présente comme une « entité au management unique et aux processus uniformisés et centralisés ». Dans les faits, la société est géographiquement éclatée sur sept sites. La « Nuée-Bleue », le siège des DNA, figure parmi les « villes mères » d’Ebra Services. Pour la cinquantaine de salariés du quotidien conçu à Strasbourg, le déménagement a été court : quelques mètres, un ou deux étages grand maximum. Pourtant, il s’est déroulé dans une totale improvisation.
« Du n’importe quoi », même, pour le secrétaire de la commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT), à l’origine d’un signalement pour « danger grave et imminent ». Cet ancien photographe des DNA, qui a quitté le journal depuis, raconte en CSE que les graphistes ont été informées « à la dernière minute » qu’elles devaient « faire leurs cartons » et quitter provisoirement leurs bureaux pour s’installer dans des « endroits plus ou moins définis », qui se trouvaient être « dans un état déplorable ».
Crise d’angoisse en pleine « formation de gestion du stress »
Deux jours avant la tenue du CSE, une salarié du studio graphique sera retrouvée « en larmes », « crispée » derrière son écran d’ordinateur, en pleine « crise d’angoisse » au milieu d’ouvriers « qui travaillent sur le chantier » dans des « bureaux à moitié démontés », un « grand capharnaüm », avec des fils qui « pendent du plafond », selon les mots des représentants du personnel présents. Tout ceci en plein déménagement de son service, au moment où cette employée recevait, « malgré son état de stress relativement avancé », une… « formation de gestion du stress » en visioconférence – le genre d’outils de prévention mis en place par la direction pour limiter les risques psychosociaux…
Comme pour les assistantes relation clientèle, les graphistes ont été « baladés par la direction qui ne leur a rien dit sur le devenir de leur service durant de longs mois », selon Lysiane*, une autre salariée des DNA, présente deux ans plus tôt lors de ce fameux CSE.
« Ces employés pensaient qu’ils devraient partir, mais ni où, ni quand, ni dans quelles conditions… Ils ont attendu un an de savoir à quelle sauce ils allaient être mangés pour qu’on leur annonce, du jour au lendemain, qu’ils doivent faire leur carton et déménager dans le bureau d’à-côté. Les graphistes étaient censés se retrouver dans le même pôle que les ouvriers du livre. On avait donc rassemblé deux populations différentes, avec des compétences et des parcours différents, qui se retrouvent à faire le même métier avec des salaires différents. »
Benoît Waerzeggers était secrétaire adjoint lors du CSE extraordinaire. Cet ancien cadre informaticien et délégué syndical CFE-CGC des DNA confirme : « Les graphistes devaient abandonner la création visuelle pour faire les mêmes tâches d’exécution graphique que les ouvriers du prépresse, complète-t-il, tout en continuant de percevoir leur ancien salaire beaucoup moins élevé que ceux du prépresse… Les représentants du personnel avaient identifié le risque explosif de cette situation avant d’alerter la direction, qui n’y a pas prêté la moindre attention ! »
J’ai bien pris la mesure et je vais agir en conséquence
Quand l’inspection du travail est arrivée, la salariée qui avait fait une crise d’angoisse était rentrée chez elle. Immédiatement placée en arrêt maladie par son médecin traitant. Une autre graphiste, qui avait envoyé à la médecine du travail « plusieurs messages de détresse » le week-end précédent, était, elle, déjà arrêtée, heureusement, avant l’épisode du déménagement. « Le danger n’était donc plus imminent, poursuit Benoît Waerzeggers. Il n’y a pas eu davantage d’enquête. C’est comme ça que toutes nos alertes étaient traitées… »
« Encore une fois je ne suis pas dans le semblant, et j’ai bien pris la mesure et je vais agir en conséquence (sic) », déclarera Laurent Couronne, le directeur général du pôle Alsace d’Ebra, le 4 décembre 2020 toujours.
« Toutefois, ajoutera le même, au regard de tout ce qui a été dit et sans minimiser de loin les… sans minimiser du tout telle ou telle observation, moi je ne considère pas qu’il y ait… qu’on soit dans une démarche effectivement de danger grave et imminent. » Pourquoi ? Le patron des DNA et de L’Alsace le répète « encore une fois » – expression qu’il prononce à 22 reprises au cours de cette réunion : « Encore une fois il n’y a aucun élément nouveau qui est apparu dans le cadre de la mise en œuvre d’Ebra Services, [puis]que l’accord a été discuté, négocié, qu’il est connu depuis février 2020. »
La catastrophe évitée, l’affaire semble close. Rappelons-le : 17 jours plus tôt, pour la deuxième fois, un homme se jetait dans le vide et s’écrasait devant son lieu de travail. Les Dernières nouvelles d’Alsace.
(1) La Nuée-Bleue est aussi le nom d’une maison d’édition propriété du Crédit mutuel. Elle est installée au siège des DNA, rue de la Nuée-Bleue à Strasbourg.
* Prénoms modifiés.
Quatre CDD, des panneaux et un dialogue de sourds
Blast publie des extraits tirés de comités sociaux et économiques des DNA :
Mai 2021
La DRH affirme que les remplacements d’assistantes relation clientèle absentes se règlent « au cas par cas » : « Il faut voir s’il est utile de remplacer ou pas. Si ce n’est pas le cas, il y a des solutions intermédiaires c’est-à-dire les messageries et les transferts d’appels. »
La secrétaire du CSE rétorque que les « salariés seuls en agence se retrouvent avec des appels d’autres agences en plus à gérer. C’est énorme. Il y a des filles qui ont craqué. »
La DRH : « Je n’ai pas le détail de la situation. Je vous apporte la réponse à la question. S’il y a des situations un peu plus spécifiques, il faut les remonter à la personne concernée. »
Juillet 2021
Un représentant Filpac-CGT fait remarquer que « le taux d’absentéisme flambe aux accueils commerciaux, aux frais communs et à la logistique transport ». Les chiffres de mai 2021 donnaient alors 23 % d’absence aux accueils commerciaux.
La DRH annonce que quatre CDD ont été « recrutés pour soulager temporairement la surcharge de travail ».
Un représentant SNJ-CGT : « Ces situations durent depuis le début de l’année, voire se sont aggravées. C’est plus qu’une urgence », alerte-t-il, avant de demander « des réponses sur les remplacements des personnes absentes parce que ça risque de provoquer de nouvelles tensions ».
La DRH : « Oui, mais tout ne se résout pas sur le remplacement poste pour poste. Parfois, on peut constater qu’il y a des méthodes de travail qu’on applique depuis des années et qu’on n’a [pas] pris le temps de simplifier dans un contexte qui va de plus en plus vite. »
Novembre 2021
La secrétaire du CSE « alerte sur le personnel des accueils parce que le taux d’absentéisme est toujours à 10 %. Je pense que si on ne fait pas vite quelque chose pour rassurer ce personnel (médiation, réunion), le taux risque d’augmenter encore ».
La DRH annonce qu’il est « prévu d’intégrer les accueils dans le plan RPS [risques psychosociaux] » et « d’installer des panneaux d’affichage aux deux entrées principales et au réfectoire » pour transmettre les « informations de la DRH et du CSE ».
Franck Dépretz – 12/02/23 – Blast
Dossier / EBRA
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Philippine Desjardins