Blast poursuit son immersion dans la presse en souffrance, avec ce nouveau volet de notre série/enquête consacrée au pôle média du Crédit Mutuel… Avec son projet pour Ebra, Philippe Carli cherche-t-il à « assécher complètement les moyens humains et financiers » de ses titres, comme une cadre des RH qui l’a fréquenté l’affirme à Blast ? Les chiffres que nous nous sommes procurés semblent l’indiquer. Après avoir fait disparaître 15 % des employés (et plus de 50 % des ouvriers), le dirigeant placé par la banque mutualiste s’attaque désormais au cœur même de l’activité du groupe de presse : le journalisme. En 2022, les journalistes d’Ebra ont déjà dénoncé le mal-être généré par ce démantèlement. Pour toute réponse, ils ont eu droit à une séance de remontrances administrée par leur PDG.

Ah l’infini… L’infini ? Mais oui : l’infini c’est « l’innovation », c’est « l’excellence » !

En septembre 2022, les communicants d’Ebra (acronyme d’Est Bourgogne Rhône-Alpes) avaient sorti leur plus bel argumentaire pour justifier auprès des 3 200 salariés du pôle média du Crédit Mutuel le choix de ce symbole comme nouveau logo. Non seulement « l’infini incarne la pérennité du groupe » mais c’est aussi une « référence à l’expérience enrichie que nous souhaitons offrir à nos clients ». Une évidence donc, délayée avec des mots choisis. Ebra, qui ne veut plus être seulement « un conglomérat de titres » nébuleux constitué d’une myriade de filiales (1) – ça, c’était hier -, entend s’affirmer comme un groupe de presse à part entière – et même comme le « premier groupe de presse en France ». Pour cela, un seul chemin : il faut « gagner en puissance via une identité homogène, harmonisée et reconnaissable ».
Alors, va pour l’infini !

Des cibles, des produits, des services

Le 6 octobre 2022, on se serait cru à la télé. Ce jour-là était officiellement dévoilée cette nouvelle identité – le logo, l’infini, « l’innovation », « l’excellence »… – lors du « premier événement groupe ». Rythmé de quizz permettant aux salariés de gagner des places pour le concert de Soprano – grâce au Crédit Mutuel, partenaire de sa tournée –, ce « webinaire » s’apparentait davantage à un plateau télévisé (sur fond vert) qu’à une réunion de travail. Au prix d’une notable mobilisation du comité de direction d’Ebra : ses membres ont brillamment répété cet exercice, d’une durée d’environ 1h15, cinq fois au cours de la même journée. En réussissant l’exploit de ne jamais employer les mots « journalisme » ou « stratégie éditoriale ». A la place, il était question de « stratégie de conquête de nouvelles cibles ».

Philippe Carli (second avec les lunettes, en partant de la droite) et son staff en octobre 2022, pour projeter Ebra vers l’infini.
Image newsletter Ebra Services

Quand il s’agit de cibles et de conquête, mieux vaut laisser faire les pro. Chez Ebra, c’est la directrice de la communication et du développement qui annonce que L’Est Républicain, Le Progrès, L’Alsace, Le Dauphiné Libéré et les cinq autres quotidiens régionaux propriétés du Crédit Mutuel sont d’abord et surtout des « marques titres ». La distinction en impose, convenons-en. Surtout, elle impose aussi ses exigences : les « marques titres », prévient Stella de Vivo, doivent vendre « des contenus, des produits ou des services » bien « au-delà de leur vocation locale et régionale ». Et comme on n’a rien sans rien, la dir’com’ sonne la mobilisation générale grâce à des slogans enfilés comme des perles creuses, précisant en particulier que le groupe va « renforcer les liens de proximité et de confiance entre les acteurs de nos régions ».

« Un temps d’avance » pour Le Progrès, « Vivre l’Europe » pour le Républicain Lorrain… Deux exemples des « positionnement[s] des titres » (une version molle réduite à un slogan creux d’une ligne éditoriale) présentés dans le webinaire du 6 octobre 2022. La direction d’Ebra y voit des « éléments de différenciation forts ».
Image Ebra

La réalité est cruelle, elle ne se paie pas de mots. Entendre les huiles d’Ebra marteler ainsi les mêmes éléments de langage – « renforcer », « puissance », « conquête »… – laisse songeur quand on l’observe : depuis qu’il est devenu directeur général du groupe en 2017, Philippe Carli n’a fait qu’affaiblir les titres en asséchant les effectifs.

Carli, cost-killer from Amaury

En 2016, Michel Lucas, patron historique des dix fédérations du Crédit Mutuel, passe la main de son empire bancaire à Nicolas Théry, qui à son tour confie en septembre 2017 les rênes de son pôle de presse (9 quotidiens régionaux, couvrant l’actualité de 24 départements de l’Est et du Sud-Est de la France) à Philippe Carli. De 2010 à 2015, cet ancien ingénieur en développement de l’aérospatial a occupé des fonctions similaires chez Amaury, où il a permis au Parisien et à L’Équipe de retrouver le chemin des bénéfices. Sa méthode ? Tailler dans la masse salariale des deux quotidiens, chacune allégée de 100 postes.

Sous l’ère Carli, L’Équipe a traversé pas moins de trois plans sociaux quand le groupe a subi la fermeture de deux imprimeries et le départ de 350 salariés « sans licenciement » – comme l’écrira Le Figaro au moment du départ de Philippe Carli, fin 2015.

Fondateur du groupe Ebra, Michel Lucas pose dans le quotidien L’Alsace (propriété du Crédit Mutuel depuis 1972) au côté de Nicolas Théry, qui lui succède à la tête de la banque mutualiste en 2016 – un énarque qui « apprécie l’ouverture à l’autre » et « la fraternité », souligne le quotidien.
Image L’Alsace

Vingt mois plus tôt, en mars 2014, le directeur général du groupe Amaury se trouve sur le plateau du Buzz Média Orange-Le Figaro. Il l’affirme « très clairement » : « Le Parisien n’est pas à vendre aujourd’hui ». « Aujourd’hui l’objectif c’est de développer Le Parisien et de créer de la valeur », martèle-t-il avec force.

Pourtant, treize mois plus tard, c’est un tout autre son de cloche : en avril 2015, le cost-killer justifie la… vente du quotidien de la capitale pour donner à son actionnaire les moyens de se « développer dans le sport » (via sa filiale Amaury Sport Organisation, organisatrice notamment du Tour de France) et « financer L’Équipe et sa chaîne de la TNT ».

« À nous de saisir les opportunités pour faire de ces marques [L’Équipe et Le Parisien], ce qu’elles ont toujours été : des marques iconiques », explique le 30 mars 2014 Philippe Carli sur le plateau du Buzz Média Orange-Le Figaro. En mai 2015, le rachat du Parisien par le groupe de Bernard Arnault est finalement annoncé…
Image Le Figaro

En novembre 2015, Carli quitte donc Amaury deux semaines après l’officialisation de la cession du Parisien/Aujourd’hui en France au groupe de luxe LVMH de Bernard Arnault. Résultat : quatre mois après son départ, L’Équipe annonce… un énième plan de suppression de postes frappant sa filiale éditant son site internet et sa chaîne TV.

De 5 562 à 3 200 salariés, en 10 ans

Si le Crédit Mutuel a embauché l’ex-d’Amaury, c’est pour qu’il applique les mêmes recettes – digitalisation des titres, mutualisation des activités non éditoriales, fermetures d’imprimeries… Dès son arrivée aux commandes, Philippe Carli frappe fort. La première des deux saisons de son « plan de redressement » (elle court sur les exercices 2018 à 2021) démarre d’entrée avec l’annonce d’un plan de départs volontaires, incluant un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) en 2018 dans sept des neuf titres du groupe.

Cette saignée dans les effectifs n’est pourtant pas nouvelle. Elle s’inscrit en réalité dans une continuité : le quotidien lyonnais Le Progrès en est ainsi à son… cinquième plan social depuis l’entrée du Crédit Mutuel au capital d’Ebra.

La mainmise de la banque sur Ebra et ses journaux date de novembre 2010. C’est le moment où elle en prend le contrôle total après un actionnariat partagé avec le groupe Est Républicain pendant plus de quatre années.

En avril 2012, selon un pointage de Michel Lucas, dévoilé encore publiquement à l’époque, les effectifs comptaient 5 562 salariés. Une décennie plus tard, Philippe Carli confie mezza voce, en interne et en petit comité, qu’ils sont passés de 4 000 salariés (parfois c’est 4 200) à son arrivée, en septembre 2017, à 3 200 (parfois c’est 3 300) aujourd’hui. Bilan sur dix ans, la masse salariale d’Ebra a donc fondu de plus de 40 %, près de la moitié de cette cure d’amaigrissement sévère ayant été administrée sous l’ère Carli.

Blast a cherché à se procurer des statistiques plus précises que les comptages à la louche du DG d’Ebra. Toutes nos questions et nos demandes d’entretien – les premières datent d’avril 2022 – adressées à Philippe Carli ainsi qu’aux services communication et RH du groupe sont restées lettres mortes. Restait à éplucher les comptes sociaux, déposés chaque année auprès du greffe du tribunal de commerce. Bien que datés (au 31/12/2021, pour les plus récents) et imprécis (l’effectif moyen qu’ils mentionnent est moins révélateur que le nombre de salariés), ces documents permettent de quantifier – partiellement, donc – les conséquences de la « saison 1 » du plan de redressement des sociétés qui composent le groupe Ebra. Notamment les sociétés d’édition de journaux, comme le montre le tableau ci-dessous.

Comparaison des chiffres les plus récents (2020, 2021 ou 2022) dont nous disposons avec ceux de 2016, qui précédent l’arrivée de Philippe Carli et le lancement de la « saison 1 » de son plan de restructuration. La méthodologie employée pour établir ces éléments est précisée à la fin de cet article (en note 2).
Document Blast

Ces éléments établis, le constat est flagrant : les neuf quotidiens du groupe ont perdu 28 % de leurs effectifs, passant de 3 618 à 2 596 salariés entre 2016 et 2021. Sur ces 1 000 postes volatisés, 600 ont été purement et simplement supprimés et environ 400 – majoritairement des employés – « déplacés » dans trois nouvelles filiales mises en route au cours de cette même période : deux nouvelles régies publicitaires Ebra Médias ont été créées en Alsace (+ 81 postes) et en Lorraine Franche-Comté (+ 83 postes), ainsi qu’une nouvelle société regroupant les fonctions supports (annonces classées, création graphique, trafic digital, ordonnancement…) de l’ensemble des titres. Baptisée Ebra Services, cette dernière filiale devait réunir 284 postes d’employés et de cadres provenant des neuf journaux du groupe à partir du 1er janvier 2021. Parallèlement, 102 postes devaient être supprimés via des plans de départs volontaires, d’après l’accord collectif signé par la direction et la majorité des organisations syndicales. Sauf que les salariés attendent toujours les 284 postes promis par la direction : seuls 225 d’entre eux étaient occupés au 31 décembre 2022…

Au Républicain Lorrain, la moitié des salariés disparus

Cette logique de filialisation, de mutualisation et de rationalisation des activités non éditoriales n’a pas uniquement déplacé les employés. Elle a également dégraissé les effectifs, de plus de 15 %, toujours sur la période 2016-2021 : 164 postes de moins. Le nombre d’ouvriers, de leur côté, a diminué de moitié. Seul effectif resté stable, celui des ingénieurs et des cadres, catégorie socio-professionnelle fourre-tout dans laquelle Ebra inclut les journalistes, le plus souvent sans les distinguer du reste – ce qui rend leur décompte impossible.

L’évolution du nombre de salariés au sein du groupe Ebra, selon les catégories de métiers. Comparaison des chiffres extraits des comptes sociaux de 2016 et de 2021 (ou 2020, quand ceux de 2021 étaient introuvables) déposés auprès du greffe du tribunal du commerce. Les agents de maîtrise sont inclus parmi les employés : 41 en 2016, 31 en 2021.
Document Blast

Dans les quelques titres pour lesquels Blast est parvenu à se procurer des données plus récentes, le constat est accablant. On découvre qu’entre les 31 décembre 2016 et 2022 Le Républicain Lorrain a ainsi perdu la moitié de son effectif – réduit de 480 à 243 salariés. Aux Dernières nouvelles d’Alsace, on est passé de 544 à 331 salariés sur la même période. En réalité, l’effectif réel actuel des DNA tourne plutôt autour des 300 salariés : avec le plan réseau imprimerie (PRIM) déployé par l’État (pour favoriser les départs « volontaires » d’ouvriers du livre), le quotidien alsacien a en effet encore perdu 28 postes non remplacés en décembre dernier. Or les salariés qui ont accepté ce plan Prim, bien qu’ils ne mettent plus un pied aux DNA, sont toujours comptabilisés dans l’effectif total tant qu’ils n’atteignent pas l’âge de la retraite.

Accompagnées par la digitalisation des titres à marche forcée, ces baisses d’effectifs drastiques ont produit des effets dévastateurs sur le plan humain. Un climat également alimenté par un « management par la peur », à l’œuvre dans les trois quotidiens lorrains et francs-comtois du groupe (L’Est Républicain, Le Républicain Lorrain, Vosges Matin) comme Blast l’a décrit dans un précédent volet de cette enquête. Aux DNA, trois salariés se sont donnés la mort en trois ans – le dernier suicide (celui de Chantal, une employée de 41 ans qui exerçait à l’agence d’Haguenau) est survenu le 17 janvier dernier dans des conditions que nous avons également racontées. Mais chez Ebra, la multiplication des plans sociaux génèrent aussi des burn-outs dans les… services chargés de les mettre en œuvre : les ressources humaines.

Baston à la direction du Progrès

Le quotidien lyonnais Le Progrès est entré dans le groupe Ebra en 2006. Depuis, le directeur général nommé à sa tête a usé cinq directeurs des ressources humaines. En décembre 2007, Pierre Fanneau annonçait la suppression de 200 postes (sur 900 salariés) et tentait d’écarter Jean-Pierre Gauvignon, salarié du Progrès depuis 1986 et DRH au moment des faits. Gauvignon entretenant des contacts téléphoniques avec les syndicats, Fanneau lui reprochait sa « déloyauté ». Et la situation a dégénéré au point… qu’une baston éclatera entre les deux hommes lors de l’entretien préalable au licenciement ! Jean- Pierre Gauvignon souhaitait reprendre son ordinateur, Fanneau s’y opposa et lui… fractura le pouce. Un « acte de violence caractérisé » pour lequel la cour d’appel de Chambéry lui a présenté l’addition en mars 2013 : 337 000 euros à verser à Jean-Pierre Gauvignon, notamment pour le préjudice moral subi et son licenciement sans cause réelle ni sérieuse. Quinze ans plus tard, l’anecdote ne vaudrait pas le coup d’être racontée si l’inamovible Pierre Fanneau n’occupait pas le même poste…

C’est eux qui dégagent

Revenons en Alsace… Depuis 2015, les DNA ont connu 8 directeurs des ressources humaines différents, dont cinq qui ont valsé sous le mandat de Philippe Carli. Une ancienne salariée, témoin de leur mal-être, l’accorde à Blast : « C’est une catastrophe : deux DRH n’ont pas tenu deux mois, deux autres ont négocié leur départ après s’être fait virer… C’est Valérie Noël (l’actuelle DRH groupe, ndlr) qui donne le la. Leur mission est claire : dégager du monde. S’ils ne suivent pas, c’est eux qui dégagent. »

Valérie Noël ne peut pas mieux « accompagner le changement » (ici dans le webinaire du 6 octobre 2022) : rien qu’aux DNA, cinq DRH ont quitté le groupe depuis qu’elle chapeaute les ressources humaines des quatre pôles du groupe.
Image Ebra

Valérie Noël travaille à Paris dans les locaux de la holding d’Ebra. Sa nomination en février 2019 – elle est également membre du comité de direction – a donné un coup d’accélérateur au turn-over des cadres des ressources humaines des quatre pôles du groupe Ebra. L’une d’entre eux, Noémie*, a côtoyé de près le personnage. « Valérie Noël était à l’opposé d’une culture managériale humaine, elle a été nommée pour suivre la volonté de Philippe Carli d’assécher complètement les moyens humains et financiers des titres. Pour elle comme pour lui, ”il y a trop d’acquis sociaux.” Je n’avais même pas pu plier le plan social qui a précédé mon arrivée que je devais déjà mettre en place le suivant… », rapporte-t-elle, en exigeant l’anonymat.

Pas fait ce métier pour ça…

Après une longue réflexion et de longs mois passés dans un « climat social désespérant », Noémie décide de quitter le groupe pour, dit-elle, « sauver [sa] peau » : « Avec tous les plans sociaux qu’on devait mettre en place, on avait nous-mêmes une charge de travail monstrueuse, justifie celle qui a fréquenté les plus hautes sphères d’Ebra. On ne gérait que des départs, et aussi des commissions de suivi psychologique, des enquêtes sur la qualité de vie au travail – cette grande mascarade… C’est pour ça que je suis partie, parce que… pas de recrutements… que des départs… Je n’ai pas fait ce métier pour ça. »

Récemment, Philippe Carli a annoncé aux salariés que Valérie Noël allait quitter le groupe Ebra en avril pour rejoindre la DRH groupe du Crédit Mutuel Alliance fédérale.

Que des messages positifs !

« De ce que j’ai cru voir, en termes de sondage, vous êtes tous majoritairement en super forme à 72 % ! »

Changement radical d’ambiance… Sylvain Saint Jalmes est « animateur journalistique de conventions / tables rondes ». Habitué à facturer ses enthousiasmes à toutes sortes de banques, de fédérations professionnelles et de multinationales (Renault, Vinci Energies, Total, PwC…), c’est lui qui présentait le webinaire / talk-show du 6 octobre 2022 – évoqué plus haut. Et qui, professionnel jusqu’au bout des ongles, a donné à cette occasion le résultat de ce « sondage » qui ferait rougir les dirigeants du Parti communiste chinois.

Derrière leur écran, les participants à cette rigoureuse étude étaient invités à cliquer sur l’un des quatre GIFs animés, tirés aussi bien… d’un gag des Inconnus que du film Madame Doubtfire pour donner leur « humeur du jour ». De quoi combler Philippe Carli avec les statistiques orweliennes qui en résultent. « 9 % sont super excités quand même ! », fera remarquer le patron d’Ebra au présentateur, qui n’avait pas pensé à relever pareil indicateur. En même temps, on peut se demander sur quels GIF les salariés pressurisés par la surcharge de travail due aux plans sociaux qu’il a multipliés ces cinq dernières années auraient bien pu cliquer… Sylvain Saint Jalmes n’a pas précisé. En revanche, le présentateur a bien prévenu : « Aujourd’hui, on ne véhicule que des messages positifs ! »

Mélange de Gérard Holtz et de Tex, « l’animateur journalistique » Sylvain Saint Jalmes a été engagé par Ebra pour ne « véhiculer que des messages positifs » lors du « premier événement groupe » d’octobre 2022.
Image webinaire Ebra

Cela tombe bien. Si l’ensemble des salariés étaient invités à se connecter à cette grand-messe numérique, chacun depuis son poste de travail, on sent mal Philippe Carli profiter du moment pour parler du « mal-être », du « ras-le-bol », de « la surcharge de travail » ou de « la perte de sens de [leur] métier », exprimé quelques mois plus tôt lors de la grève inédite lancée dans quatre des neuf titres du groupe. D’ailleurs, lorsqu’il s’était alors rendu à Woippy, près de Metz, le 12 avril 2022 au siège du Républicain Lorrain, Philippe Carli n’avait pas davantage souhaité évoquer la souffrance au travail, engendrée par sa cure « austéritaire », particulièrement palpable dans ce titre.

Ce jour-là, en revanche, l’homme d’affaires aurait pu cliquer sur le GIF de Madame Doubtfire tant il semblait « en super forme », voire « super excité » pour taper sur les doigts des 130 membres de la rédaction.

Et c’est pas des menaces

« C’est certainement pas en râlant ou en pleurant avant d’avoir mal qu’on va trouver des solutions. » Philippe Carli a cette capacité à balancer une pluie de reproches sans colère apparente. Avec flegme, sans même lever la voix.

Dans l’enregistrement que Blast s’est procuré, il y a plus surprenant encore. Ce que l’on n’entend pas : l’absence de réaction à ce qu’il énonce, les rumeurs contenues d’une assemblée de journalistes qui encaisse sans broncher. « Je vous le dis comme je le pense, poursuit Carli, et c’est pas des menaces : chaque fois qu’on fait de la mauvaise publicité pour le groupe dans la presse, chaque fois qu’on a une non parution, un journal bâclé parce qu’une partie des journalistes est en grève, on détruit de la valeur. Et toute la valeur qui est détruite, ça se traduit, toujours, à un moment ou à un autre par des restructurations. » Dans son esprit – c’est à préciser -, le mot restructuration est quasi-systématiquement synonyme et annonciateur de plan social. Mais attention : bien entendu, « c’est pas des menaces ».

Officiellement, Philippe Carli était en « roadshow dans les titres au printemps » 2022 pour s’en aller « révéler » à ses troupes les « choix stratégiques » de la « saison 2 » de son plan de redressement, dont l’objectif est désormais « d’amplifier la croissance du chiffre d’affaires » sur les trois prochaines années. Au Républicain Lorrain, l’amplification s’est traduite par une séance de remontrances contre celles et ceux qui ont eu l’outrecuidance de lancer une grève dans un journal qui fait « encore des pertes ». Il est vrai, la moitié de la rédaction avait impulsé ou suivi la grève de la fin mars, qui s’est ensuite (un peu) propagée à L’Est Républicain, à Vosges Matin et au Progrès.

A Woippy, le très stratégique Carli reproche ainsi aux troupes du « Répu » leurs « cinq millions (d’euros et de pertes, ndlr) l’année dernière, alors que tout le monde s’est redressé y compris Le Progrès qui perdait de l’argent depuis 1983 et qui fait sept millions de résultats ». Voilà un bel exemple qui, on l’espère, a remis ces incapables à leur place.

Quand « Dralucas » menaçait de revendre

Dans ce quotidien mosellan centenaire, on n’avait pas connu pareil débrayage (ni pareil retour de bâton) depuis les années Michel Lucas. Depuis le 18 février 2011 très exactement. Comment oublier une telle date ? Le lendemain de leur première (et dernière) tentative de protestation « contre les dégradations de conditions de travail » (dues à la mutualisation des titres, déjà!), les moutons noirs du Républicain Lorrain avaient vu débarquer au siège le « Requin blanc » – aussi surnommé « Dralucas » ou « Lucatorze » par ses salariés… – plus furieux que jamais.

Michel Lucas, alias « le Requin blanc », dans une vidéo tournée en 2017 pour le Festival de Pâques d’Aix-en-Provence (dont le Crédit Mutuel-CIC est un partenaire historique).
Image Festival de Pâques d’Aix

Journaliste au « Répu » de 1983 à 2019, longtemps secrétaire du comité d’entreprise, Bernard Maillard raconte la scène (3) : « Ni une ni deux, [Michel Lucas] convoqua les représentants du personnel pour leur annoncer qu’il allait vendre la boîte au plus offrant. Je le revois nous lancer, les yeux dans les yeux : ”Comme individus, vous ne m’intéressez pas !” Merci patron, on avait compris depuis longtemps ! Nous ne fûmes que quelques-uns à considérer qu’à tout prendre, le désengagement du Crédit Mutuel pourrait être une bonne nouvelle ». Ambiance… Et Bernard Maillard de préciser ceci : « Bien entendu, ce n’était que du cinéma, et un an plus tard, la direction convint que le projet de vente était définitivement abandonné, Lucas avait atteint son objectif : terroriser encore un peu plus les salariés, privés de tout repère sur leur avenir. »

Putain, pourquoi on s’est emmerdé

Michel Lucas est décédé en décembre 2018 mais sa culture managériale n’est pas morte. Philippe Carli, lui aussi, manie l’art des punchlines – les coups d’éclat en moins : « On signe un truc qui va quand même coûter de l’argent, lance-t-il au Républicain Lorrain le 12 avril 2022 toujours. Et le résultat, c’est que [vous faîtes] de la publicité à l’extérieur en disant qu’une partie des salariés est en grève, qu’on est maltraité chez Ebra, que tout va mal, que tout le monde est malheureux, que tout le monde est malade, etc. Pour être franc, c’est super décevant ! Je me dis, mais putain, pourquoi on s’est emmerdé, excusez-moi du terme, à signer un accord de qualité de vie au travail si c’est pour créer cette tension ? »

« Une figure du patronat français », « une âme de combattant », « l’un des artisans de la modernisation du système bancaire français »… Signé Dominique Jung (rédacteur en chef des DNA), l’éloge de Michel Lucas, décédé le 18 décembre 2018, publié dans les neuf quotidiens du groupe qu’il a fondé.

Le « truc » auquel Philippe Carli fait allusion, c’est le bien nommé « Accord cadre portant sur le ”Vivre Ensemble au sein de l’entreprise” ». La direction et la rédaction en chef du Républicain Lorrain avaient tenté en mars 2022 de revenir sur la possibilité pour les rédacteurs de télétravailler, pourtant inscrite noir sur blanc dans cet accord tout juste signé avec les syndicats, à l’échelle du groupe.

« C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase et déclenché la grève. Face au tollé provoqué, on a récupéré le droit de télétravailler mais la direction n’a accédé à aucune autre de nos revendications… », se désole une représentante du SNJ-CGT.

Se passer des journaux des grévistes

Autre lieu, autre ton… « Nous venons de signer un accord de qualité de vie au travail pour le groupe, incluant une charte de savoir-vivre dans la relation des uns et des autres. » En janvier 2022, le même Philippe Carli vante ainsi son bilan social devant la commission d’enquête sénatoriale sur la concentration des médias en France. « Toute notre transformation s’est faite sans aucun départ contraint, se félicite-t-il encore face aux parlementaires, appuyée sur des accords signés de manière majoritaire par les partenaires sociaux. Cela montre que nous avons su développer un véritable dialogue. » On a vu…

Philippe Carli et Nicolas Théry, le 10 janvier 2022, devant la commission d’enquête au Sénat créée à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain du Sénat pour « mettre en lumière les processus ayant permis ou pouvant aboutir à une concentration dans les médias en France, et évaluer l’impact de cette concentration sur la démocratie ».
Images Public Sénat

Au Sénat, assis à côté du big boss Nicolas Théry, le patron d’Ebra ne manque pas de porter aux nues la noble mission de son actionnaire unique qui lui donne les moyens de « financer [les] opérations » – remise à plat des sites Internet, production de contenus adaptés, applications – « que les petits titres seuls seraient incapables [d’]assumer ou (…) aux dépens de la force journalistique ». Même… s’il assèche les effectifs de ses journaux ? Les départs des journalistes ont été « systématiquement remplacés », répond Carli. C’est osé de la part du directeur d’un groupe de presse qui a communiqué aux sénateurs l’effectif de ses journalistes pris uniquement à partir du 31 décembre 2019 (soit deux ans après le lancement des premiers plans de départs volontaires) contrairement aux autres groupes auditionnés – qui eux ont joué le jeu, dévoilant le nombre des journalistes à la date où ils ont racheté les titre concernés. Partielles, les données d’Ebra relèvent une diminution du nombre de journalistes de seulement 4,6 % entre 2019 et 2021.

Le tableau des effectifs établi par la commission d’enquête sénatoriale sur la foi des déclarations sous serment des patrons de groupe de presse auditionnés.
Document Sénat

Face aux journalistes de L’Est Républicain, c’est, là encore, un autre Carli tout en sous-entendus auquel on a droit. « Nous pouvons multiplier les équipes mais si je retire la partie Républicain Lorrain et L’Est Républicain du groupe Ebra nous serions financièrement aussi bien que Ouest-France », balance-t-il lors de son roadshow d’avril 2022, d’après le compte-rendu de l’EstMedia-CGT. Ce « véritable dialogue social » se poursuit le même jour au Républicain Lorrain. Là, Carli encourage les journalistes à « créer une Scop » et assure qu’il leur « cède volontiers » le titre « pour un euro » s’il le faut. Avant de préciser que, de toute façon, « le Républicain Lorrain n’a aucun avenir en dehors du groupe, parce qu’avec les diffusions actuelles (passées de 82 920 à 74 279 exemplaires payés entre 2018 et le premier semestre 2022, ndlr), vous n’êtes plus capables de vous payer quoi que ce soit ! »

La référence Reworld…

Mais c’est en petit comité, plus exactement en comité social et économique (CSE), que, ce même 12 avril 2022, Philippe Carli pousse plus loin son raisonnement. Blast s’est procuré le procès-verbal de la réunion. L’ex-PDG de Siemens France rappelle ainsi « que d’autres modèles existent, même sans journaliste ». Et de citer « l’exemple de Reworld », géant de la presse magazine qui, il l’a noté, « n’a jamais gagné autant d’argent que depuis le départ de 80 % des journalistes, tout en continuant à produire du contenu ».

Reworld ? Une sacrée référence, en effet : ce « groupe de presse contre le journalisme » s’est bâti sur des pratiques « orientées uniquement vers la satisfaction des annonceurs et dépouillées de toute ambition journalistique, même feinte », relève à son sujet l’observatoire des médias d’Acrimed.

Comme il s’agit désormais de vendre « des contenus, des produits ou des services », Ebra propose à ses « partenaires » des « pages article ». Pour le lecteur, pas de différence si ce n’est la discrète mention « Brand Content » en amorce et en pied de page… Le « partenaire » (ici une start-up, spécialisée dans le référencement sur Internet), lui, a payé pour s’offrir cette publicité déguisée en journalisme.
Image Le Progrès

Jusque-là, l’objectif d’Ebra était clair : revenir à l’équilibre en débarrassant ses journaux des métiers non éditoriaux, tout « en gardant des rédactions fortes ». C’est en tout cas ce que son patron déclare devant la représentation nationale début 2022. Pourtant, après avoir rassuré les sénateurs (leur rapport a été remis en mars 2022) et avant d’imaginer que la hausse des coûts du papier et de l’énergie replongerait les comptes du groupe dans le rouge (en décembre 2022), Philippe Carli a donc clairement fait comprendre en avril 2022 que sa prochaine source d’économies pourrait être le cœur même de l’activité d’Ebra : la fameuse « force journalistique » qu’il prétendait protéger. Une menace d’autant plus inquiétante quand on sait que ce travail de sape a commencé depuis longtemps.

Jamais écrit noir sur blanc

Prenons l’exemple de la Lorraine et de la Franche-Comté : ces six dernières années, le nombre de journalistes au Républicain Lorrain est passé de 144 à 108 et de 206 à 178 à L’Est Républicain. Sous l’ère Philippe Carli, L’Est Républicain a perdu une édition sur quatre en Meurthe-et-Moselle et une sur deux en Meuse ; pour Vosges Matin, c’est une édition sur trois. Désormais, la pagination des journaux lorrains et francs-comtois est limitée à 48 pages grand maximum, alors qu’elle montait parfois jusqu’à 64 pages avant les restructurations. Et leur édition régionale a été réduite à 2 pages, les lundis.

De gauche à droite, la direction des trois quotidiens lorrains et francs-comtois (Christophe Mahieu et Philippe Carli) et du Crédit Mutuel (Nicolas Théry) lors de l’édition 2018 des « Ailes de Cristal », soirée des prix aux acteurs de l’économie régionale décernés par les journalistes du groupe Ebra.
Image L’Est Républicain

Philippe Carli a-t-il profité de la crise et de la pandémie de Covid-19 pour installer définitivement ce qui au départ n’était censé n’être qu’une mesure temporaire ? Il semble bien : « Nous avons complètement revu le nombre d’éditions sans revenir à la situation antérieure après cette pandémie, confiait-il en octobre 2021 dans les colonnes du média Sociétal. Au Dauphiné Libéré, on est passé de 28 à 15 éditions ».

Historiquement, le chemin de fer des Dernières nouvelles d’Alsace scindaient les informations générales, régionales, sportives et locales en quatre cahiers, chacun composé de 10 à 16 pages. Deux ont disparu lors du premier confinement. De 48 pages en moyenne, le journal est passé à 32 ou 36 pages. « On s’attendait à retrouver nos quatre cahiers après le deuxième confinement, fin 2020, mais rien n’est venu. La direction n’a jamais officialisé noir sur blanc une quelconque réduction de pages. Nos chefs répondaient toujours évasivement à nos questions, et toujours à l’oral. C’est passé comme ça, sans qu’on se rebelle vraiment… », reconnaît pantois un journaliste strasbourgeois.

« Rester sur les territoires » dans… des coworking

« Sans notre actionnaire, on dépose le bilan ». Fin septembre 2022, Pierre Fanneau (le responsable de la baston de 2007) ne se payait pas de mots devant le CSE du Progrès, à Lyon. Pour le directeur général du pôle Bourgogne-Auvergne-Rhône-Alpes d’Ebra, chiffres à l’appui, les salariés n’ont à nouveau pas d’autre choix que d’accepter « toutes les pistes d’économies imaginables ». Des pistes qu’il a en réalité déjà imaginées, si on s’en croit les comptes rendus tenus par trois organisations syndicales différentes : Pierre Fanneau prévoit de rogner 10 % de la hauteur du format tabloïd du Progrès, de revendre le rez-de-chaussée du siège du journal à Saint-Étienne ou encore de fermer des agences locales, en louant des espaces de coworking pour que les rédacteurs puissent « rester sur les territoires ».

Situé dans le quartier d’affaires de Saint-Étienne, le siège du Progrès risque d’être revendu pour compenser une projection de 4,5 millions d’euros de pertes en 2023.
Image Google maps

Après la crise sanitaire de 2020/2021, la flambée en 2022 des prix du papier serait à l’origine d’une seconde importante réduction de la pagination des neuf quotidiens du groupe, évaluée à « près de 20 % » par le directeur industriel d’Ebra cité par Le Monde. Le 2 février dernier, la direction de L’Alsace a acté pour ce qui la concerne « une baisse de pagination irréversible », d’après la section CFDT du journal. Le rédacteur en chef demande désormais à ses troupes de privilégier pour la version papier « les sujets qui intéressent le plus grand nombre », quand la responsable du marketing éditorial recommande, elle, de consacrer davantage de temps à… « ce qui fonctionne bien sur le web ».

D’ici l’automne prochain, les neuf journaux du groupe auront adopté une seule et même maquette. « Pour gagner en cohérence », évidemment.

Où étaient les journalistes ?

Cette histoire, celle de l’effritement général de journaux aujourd’hui attaqués au cœur de leur métier et de leur fonction, n’est pas sans paradoxe. En mars 2022, quand les journalistes du Républicain Lorrain – partis d’une revendication sur leur droit au télétravail – ont appelé « l’ensemble des salariés » à un débrayage de 48 heures, mouvement tout de suite qualifié « d’historique », beaucoup de personnels d’Ebra ont ri jaune. Voire, pour une part d’entre eux, l’ont mal pris.

Les titres des quotidiens du groupe Ebra et leurs zones de diffusion sur la carte de France.
Image Ebra

C’est le cas de Samuel*, ouvrier du centre d’impression d’Houdemont, au siège de L’Est Républicain : « Où étaient les journalistes, il y a quatre ans, quand Carli a commencé à démanteler les journaux ?, s’énerve-t-il. Quand leur imprimerie, à Woippy, a fermé (en mars 2018, ndlr), c’est nous qui nous sommes mobilisés – à leur place – pour limiter la réduction des pages due au passage au format tabloïd. Ils m’ont bien fait marrer quand ils ont débarqué chez nous (en mars 2022, ndlr) en pensant qu’on allait arrêter la rotative pour eux comme ça… Sans nous avoir consultés, sans avoir prévu un vrai cahier des charges de revendications, ils comptaient sur nous pour empêcher la parution du lendemain… »

Désormais, il ne reste plus que quatre centres d’impression pour les neuf quotidiens du groupe. Les 212 000 exemplaires par jour du Républicain Lorrain, de L’Est Républicain et de Vosges Matin sont tous tirés, par exemple, par une trentaine de rotativistes au même centre d’impression à Houdemont, près de Nancy. Entre 2016 et 2018, Ebra a fermé trois de ses imprimeries, entraînant la suppression de 188 postes. Les ouvriers et employés qui ont témoigné auprès de Blast déplorent unanimement « l’indifférence totale » dont les journalistes ont fait preuve au moment où le rapport de force s’engageait avec la direction, chaque fois que leur métier a été confronté à de profonds chamboulements, ou menacé de disparition.

Dans un an, la mort

« Les ouvriers du livre, on ne pourra pas préserver votre statut. Je vous aime bien mais dans un an vous êtes morts. » Ces mots de Michel Lucas, prononcés en 2008 lors de sa visite au siège du Bien Public, Valérie Roure n’est pas prête de les oublier. Cette ouvrière du livre à la retraite, déléguée syndicale Filpac-CGT, travaillait à l’atelier du service prépresse où la mise en page, l’imposition, la création des plaques du journal étaient encore conçues avant le grand passage au numérique.

« Dès lors, se souvient-elle, notre travail a glissé de façon assez sournoise, du rédactionnel au commercial. D’ouvrières, on nous a petit à petit imposé de devenir graphistes. Début des années 2010, on ne gérait plus que la pub et les petites annonces. Les journalistes n’ont pas vraiment émis de protestation, ils n’ont pas participé à nos actions. Grâce aux nouveaux logiciels, ils pouvaient saisir leurs textes eux-mêmes, maîtriser leurs contenus de A à Z. Ça les arrangeait bien finalement. »

En septembre 2017, tout juste arrivé à la tête du groupe Ebra, Philippe Carli (image de gauche) annonce aux salariés du Républicain Lorrain la fermeture de leur imprimerie de Woippy et la suppression de 59 postes de travail.
Images France Bleu Lorraine Nord

« Ça fait des années que les journalistes ne font rien quand on leur dit de lutter à nos côtés, avant qu’ils soient à leur tour dépossédés du cœur de leur métier », soupire en écho Samuel. Notre ouvrier spécialiste de la critique des médias a observé la situation à une place de choix. « Le contenu [du journal] n’a jamais été aussi maigre en pagination et aussi pauvre en informations, constate-t-il, réaliste. La couverture des conseils municipaux des petites villes est délaissée, le fait-divers sur-traité… ». Un champ de ruines dont Samuel tire une conclusion aussi terrible que lucide : « On se battra aux côtés des journalistes le jour où ils arrêteront d’abandonner leur journal. »

*Prénoms modifiés.

(1) Avant 2022, Ebra était constitué de sociétés d’édition de journaux possédant leurs filiales (en charge du portage, de la communication, de la publicité, etc.). Certains journaux appartenaient eux-mêmes à des holdings… Fin 2022, l’une d’elles, rebaptisée Ebra, est devenue la « holding de tête ». Désormais, toutes ses filiales sont précédées du même acronyme. L’ex-bureau d’informations générales à Paris s’appelle aujourd’hui Ebra Info, la société d’organisation événementielle Ebra Events, etc.

(2) Pour établir les éléments de ce tableau, nous nous sommes appuyés principalement sur les chiffres au 31 décembre extraits des comptes sociaux 2016 et 2021 déposés auprès du greffe du tribunal du commerce. Les comptes sociaux 2021 pour certaines sociétés étant introuvables, nous nous sommes procurés pour compléter les chiffres les plus récents possibles communiqués en Comité social et économique. Ils datent de décembre 2022. Quand nous n’en n’avons trouvé aucun pour 2021 ou 2022, nous avons mentionné les chiffres au 31 décembre extraits des comptes sociaux 2020. Les comptes sociaux de certaines petites sociétés (Ebra Studios, Ebra Productions…) ou hebdomadaires appartenant à Ebra (La Presse de Gray, par exemple) étaient introuvables ou ne mentionnaient pas leurs effectifs. Le Journal de Saône-et-Loire et Le Bien Public sont réunis sur une même colonne, car ils ont une société éditrice commune.

(3) En postface du livre de Guy-Joseph Feller « Longwy, de la gueule j’en suis ! », publié aux éditions Paroles de Lorrains en octobre 2020.

Crédits photo/illustration en haut de page :
Adrien Colrat

https://www.blast-info.fr/articles/2023/dans-lempire-mediatique-du-credit-mutuel-4-7-kost-killing-et-punchlines-le-dialogue-social-facon-ebra-g_lNtZzrRw-KkU_QfHjg4Q