Les Assises du journalisme de Tours distinguent Franck Dépretz pour son travail hors norme sur le groupe de presse quotidienne Ebra : membre du pool enquêtes de Blast, notre confrère est lauréat de cette édition 2023. Il est l’auteur d’une série en cours consacrée aux errances de la filiale médias du Crédit mutuel, objet d’une restructuration sans fin, symptomatique d’un mal profond et de la perte de sens d’une profession pourtant essentielle. Du journalisme premium sur la mort du plus beau métier du monde.
Tous les ans c’est la grand-messe. Les Assises sont ce moment précieux qui permet un état des lieux sur la profession. On y confronte chaque année les expériences, on y pointe les tendances et on s’arrête sur les plus innovantes, dans un métier et une industrie à la croisée des chemins.
Franck Dépretz était retenu dans la sélection des journalistes pour recevoir le prix de cette édition 2023 pour sa série/enquête sur le groupe de presse quotidienne Ebra – un géant de la presse papier, le plus gros tirage de France en cumulé, propriété de la banque du Crédit Mutuel.
Le souffle long
Cette enquête au long cours, Franck la mène depuis des mois pour Blast. Elle a donné lieu à une série d’articles long format, le premier publié en août 2021, le dernier début mars, car Franck, oui, écrit long. A chaque fois qu’il envoie un nouveau papier – Blast en a publié 4 à ce jour dans une série intitulée Dans l’empire médiatique du Crédit Mutuel -, l’objet est pesé pour avoir une idée du travail d’édition à effectuer. A chaque fois que l’outil statistiques livre son verdict, j’ai… un petit haut le cœur : les papiers de Franck Dépretz explosent le compteur, ils dépassent la plupart du temps les 30 000 signes. Dans la série sur Ebra, ils font même autour de 40 000 signes. Ce sont des longueurs sans équivalent : un livre de journaliste, pour avoir en tête une mètre-étalon, c’est généralement autour de 250 000 signes, un article lambda 1 à 3 feuillets (entre 1 500 et 4 500 signes), parfois, rarement, autour de 12 ou 15 00 signes… Un article de Franck Dépretz est donc l’équivalent d’un quart de livre. Un cauchemar pour un secrétaire de rédaction.
Blast n’a pas peur de la longueur, c’est une de nos marques de fabrique, et nous apportons aussi une grande attention à la qualité du récit. Ma première réaction est de me dire qu’il va falloir trouver des coupes et publier en plusieurs fois (en feuilletonnant). A la sortie, vous lisez ces articles d’un bloc.
Le récit de mondes en perdition
Et vous êtes de plus en plus nombreux à venir lire les enquêtes et les articles sur notre site. Et sans vous nous ne sommes rien. Je sais : on vous le rabâche mais c’est vrai, comme est vrai le fait que vous êtes ceux qui permettent à Blast de faire ça.
Voilà donc un confrère qui travaille dans son coin, loin de Paris, prend un sujet et ne le lâche plus, s’y plonge et s’y immerge entièrement, des mois et des années pour faire corps avec, vivre et se confronter avec cette matière. Il pratique ce sport depuis ses lointaines Vosges, sa province à lui – si vous saviez ce que signifie dans les yeux et la bouche des glorieux petits soldats du journalisme des grandes rédactions parisiennes ce terme de « journaliste de province »…
Franck n’est pas un journaliste comme les autres : il n’est pas échangeable, pas remplaçable et ne rentre pas dans les clous de ces plans de restructuration qui se multiplient, achevant d’épuiser autant les lecteurs que la foi dans la presse et de casser les vocations, comme chez Ebra. Franck Dépretz produit une œuvre, engagée, unique. Ce que raconte son travail à forte dimension sociale, ce sont des mondes fracassés, en perdition, où les hommes sont bousculés, maltraités, leur dignité niée, d’où ils ressortent brisés et démoralisés. Dans lesquels ils meurent aussi, en chutant pour les cordistes, en se suicidant chez Ebra. Un désastre au nom de la rationalité, de la rentabilité, de gestions brutales qui détruisent sans états d’âme, puis fuient leurs responsabilités quand le drame, prévisible, est là. C’est du journalisme, pleinement, à un niveau d’incandescence rare. Ils sont peu nombreux, ceux qui relèvent de cette catégorie – on les compte peut être sur les doigts des deux mains. C’est à prendre ou à laisser. A Blast, on a pris et on s’en félicite.
Journaliste sur un fil
Quand j’ai parlé pour la première fois avec Franck, et découvert son travail, il était le journaliste d’une niche. Pendant des années, il a consacré son temps et son énergie à des travailleurs de l’ombre. Des hommes sur un fil (les cordistes). Je n’ai jamais connu cela, un confrère qui consacre son travail à un tel sujet. Je ne sais pas comment c’est possible, ni comment on vit de ça – je sais : mal, forcément. Nous avons publié en 2021 une série en trois articles remarquable (Cordistes, enquête sur une profession hautement mortelle) sur ces hommes en équilibre qui tombent et meurent dans l’indifférence, et dont les familles sont abandonnées.
A travers cette récompense qui honore d’abord un talent et un parcours tout personnel, Blast est un peu distingué. Franck était venu nous voir en me disant « voilà, je cherche un lieu où je peux travailler, où je me sens bien, où je peux me poser dans la durée ». Franck est chez lui, Blast est sa maison. Pour nous, c’est une énorme satisfaction et un encouragement pour continuer avec la même détermination – au même titre que le prix Anticor décerné en janvier à Bernard Nicolas et Thierry Gadault pour leur exceptionnelle enquête/série sur la Qatar connection.
Nous sommes un média jeune, deux ans à peine, et nous nous vivons comme tel. Ce prix attribué à notre confrère est aussi le signe que la profession regarde désormais ce qui se fait dans cette singulière fabrique journalistique qu’est Blast, à mes yeux la plus belle et la plus stimulante du moment. Nous avons ramé ici, à contrecourant, et avons dû nous accrocher pour sortir des informations avec le sentiment souvent d’être seuls sur une île déserte. Dans l’indifférence et le silence, sur nos documents de la série Qatar, nos révélations sur le rôle de l’OIT dans l’enterrement du scandale des chantiers de la coupe du monde (dont on fait désormais le lien avec l’affaire du Parlement européen), sur les affaires McKinsey, Pécresse, l’affaire Darmanin/Paterson, le scandale Adrexo, les DrahiLeaks (des infos exclusives bientôt de retour, et un pool inédit en France formé avec Reflets et Street press) et d’autres encore.
Il faut une grande confiance en soi, l’âme et le cœur chevillés, pour avancer quoi qu’il en soit. Et puisqu’on décerne les prix, sur ce terrain, la palme revient à l’AFP, qui avec une remarquable constance continue d’ignorer les révélations de Blast, les unes après les autres, documents à l’appui : l’agence France presse a encore réussi une sorte d’exploit en ne pipant mot – pas une ligne, la moindre petite dépêche, pas un appel ou une réponse à l’alerte que nous lui avons adressée, rien… – sur nos révélations récentes sur l’affaire de la correspondance de l’Elysée.
Le plus beau prix
J’ai enseigné pendant quelques années le métier à de futurs confrères. Pour tenter de piquer la curiosité de mes étudiants et ouvrir chez eux une fenêtre, je leur glissais au fil de l’année quelques noms qui font et sont l’honneur de la profession. Parce qu’ils empruntent des chemins qui n’appartiennent qu’à eux, qu’ils délaissent en le faisant ce journalisme moutonnier qui va de conf’ de presse en conf’ de presse, ces coursiers de l’info sifflés chaque matin par des communicants qui règlent le bal à leur place, véritables rédac chefs de journaux qu’ils remplissent nourris au grain. A la place, je leur proposais de lire, se nourrir, prendre le temps et exemple sur mes idoles pour inventer leur chemin de traverse à leur tour.
Si j’enseignais encore je leur parlerais certainement du travail de Franck Dépretz, pour leur montrer qu’il existe une autre voix que ce mâché/craché que les « grands » médias et agences dopés au breaking news dégueulent chaque jour. Cette voie toute personnelle demande du courage, de la constance et de l’obstination, des convictions et une vision, de son sujet, son travail, de ce qu’on veut pour soi. Et peut-être aussi une forme de folie – parce qu’il n’est pas raisonnable de ne pas suivre ce qui l’est.
S’affranchir des contraintes, des modes et des conformismes, ces petites facilités (ou conforts) qui abaissent le métier n’est pas un choix facile. C’est pourtant à ce prix, celui des Assises 2023 du journalisme, que ce métier ainsi libéré de ces contingences redevient ce qu’il est : le plus beau métier du monde.
Crédits photo/illustration en haut de page :
Adrien Colrat
Dossier EBRA
Dans l’empire médiatique du Crédit Mutuel [4/7] : Kost killing et punchlines, le dialogue social façon Ebra
Dans l’empire médiatique du Crédit Mutuel [3/7] : Au quotidien les DNA repris par Ebra, la “détresse mentale” des salariés pousse au suicide
Dans l’empire de presse du Crédit Mutuel [2/7] : Casse humaine sur fond de « management par la peur »
Source : https://www.blast-info.fr/articles/2023/franck-depretz-laureat-du-prix-des-assises-du-journalisme-HsmTl5zwTUKqS1mAIqUtcw