C’est un quartier enclavé au cœur de Bondy. La cité Blanqui. Quelques tours fatiguées qui attendent d’être réhabilitées et une crèche au milieu. C’est là que le Bondy Blog est né il y a vingt ans lors des émeutes qui ont secoué les banlieues françaises à l’automne 2005. Les déclencheurs : le décès de deux adolescents cherchant à échapper à un contrôle de police à Clichy-sous-Bois, puis un jet de grenade lacrymogène devant une mosquée de la ville.
À l’origine du blog, des journalistes suisses de L’Hebdo. Alain Jeannet était le rédacteur en chef du magazine. Il raconte : « C’est le fruit d’une discussion anarchique. On a commencé à se poser la question de savoir comment on allait couvrir la banlieue car ce qui caractérisait les médias français, c’était qu’ils couvraient cette réalité depuis leur rédaction au cœur de Paris, sans prendre le temps de faire quinze minutes de RER pour voir les gens. Il y avait un décalage qui induisait une méfiance envers les médias. Serge Michel avait un contact à Bondy (une amie de sa femme) et ça s’est concrétisé. »
Un blog pour 5 euros
À l’époque, Serge Michel est chef de la rubrique internationale de L’Hebdo. Le lauréat du prix Albert-Londres en 2001 part pratiquement du jour au lendemain et atterrit à quelques pas de la Nationale 3, à l’hôtel Eden. C’est le seul hôtel de la ville. Aujourd’hui, il existe toujours. Seule l’enseigne a changé. « L’idée de base, c’était de publier nos articles dans L’Hebdo mais je savais que ça ne serait pas possible si on restait quatre mois là-bas. Alors le soir même, j’ai acheté une sorte de blog sans pub pour 5 euros pour publier les premiers contenus. » Au départ, le site s’appelle L’Hebdo Bondy Blog (il deviendra le Bondy Blog en mars 2006). Il est créé sur la plateforme Typepad et hébergé sur le site de L’Hebdo.

La mission du blog s’affiche juste sous son nom : « Pour voir la France, L’Hebdo s’installe en banlieue. À Bondy, plus précisément, où il a ouvert un micro-bureau dans lequel se relaient ses journalistes. L’expérience va durer le temps qu’il faudra pour comprendre et raconter les maux français, les pieds dans les cités plutôt que le derrière dans les cafés du quartier latin. »
Titre rouge, fond gris, les articles peuvent se limiter à quelques lignes ou s’étendre sur plusieurs paragraphes. Les journalistes postent ce qu’ils veulent : ce blog est un carnet de notes de choses vues — qu’ils alimentent librement en plus de leur article hebdomadaire pour L’Hebdo.
Le 11 novembre, Serge Michel publie le premier article du blog. Il y raconte les coulisses de cette initiative et de son départ pour Bondy.

Les premiers commentaires arrivent dès le troisième article de Serge Michel posté ce jour-là.
Pendant une semaine, il donne la parole aux habitants des quartiers comme Yannick, 26 ans originaire de La Réunion ou Nasser, un habitué du bar Aux armes de la ville. Il décrit aussi sa rencontre avec Sidi-Hamed Selles, adjoint au maire aux Cultures et à la Vie associative. « Aujourd’hui, sous Sarkozy, le dialogue, c’est “montre tes papiers” », raconte l’élu local.
Pour Serge Michel, pas question de rester à l’hôtel pendant quatre mois. Il cherche un appartement pour les 14 journalistes (sur 30), tous volontaires, qui se succéderont sur place. Le gérant de l’agence Hié n’a rien à lui proposer mais lui présente quelqu’un qui connaît bien Bondy et ses quartiers.
L’ange gardien
Mohamed Hamidi, originaire de Blanqui, est professeur agrégé d’économie-gestion à Bobigny. Celui qui est devenu réalisateur se souvient de cette rencontre : « Le gérant de l’agence m’appelle et me dit qu’il y a un type bizarre avec un grand chapeau et une veste en cuir. J’arrive et avec Serge, on prend un café pendant trois heures et il m’explique ce qu’il veut faire. Je lui dis que je connais bien le quartier Blanqui où il y avait un club de sport présidé par Mohamed Djeroudi. Il avait un petit local au rez-de-chaussée qu’il a prêté à partir du 25 novembre 2005 aux journalistes. »
Celui-ci nous raconte le rôle qu’il a joué : « Serge Michel m’a dévoilé son projet et m’a demandé si j’étais d’accord. Je lui ai dit que ça allait dépendre, car il y avait une grande défiance de la part des jeunes envers les médias. » Finalement, le journaliste suisse le convainc. « Au début, je lui ai fait rencontrer plusieurs personnes qui étaient là depuis longtemps, dans le quartier, et qui avaient des choses à dire sur la crise. »
Khadija
Sabine Pirolt est la première à succéder à Serge Michel. C’est l’une des deux femmes de L’Hebdo qui ont tenté l’aventure Bondy Blog. Elle pose ses valises en novembre 2005, pour neuf jours, elle aussi dans l’hôtel Eden. « On n’avait même pas de bureau. J’étais assise par terre. Il y avait un lit double avec une petite fenêtre qui donnait sur la banlieue. » Dans cette chambre, elle n’a jamais autant écrit de toute sa vie. « J’ai bossé jour et nuit. Je m’en fichais de dormir, c’était de l’adrénaline. Je voulais juste donner la parole [aux habitants]. On n’avait qu’à se baisser pour cueillir les histoires. Il y avait une simplicité d’approche des gens. Ils avaient besoin de parler et je découvrais un autre monde, à côté de chez moi, à quelques heures de TGV. J’étais très émue par toutes ces situations et je trouvais ça révoltant, cette misère et ce chômage. »
« C’est le genre de truc tout con que tout journaliste devrait vivre avant de parler des émeutes »
Parmi tous ses articles, la tragique et touchante histoire de Khadija. Mariée de force trois fois, cette femme de ménage a perdu son fils de 8 ans dans un accident de tramway. « On ne peut pas dire qu’elle a la baraka », écrit Sabine Pirolt. Celle qu’elle a retrouvée dix ans plus tard, en 2015, est restée dans son cœur : « L’accueil était génial, comme si on s’était quittées la veille. »
L’agression
Après Sabine Pirolt, les journalistes continuent de raconter la vie des habitants de la banlieue. « Le Bondy Blog, c’est hyper important pour moi. C’est une expérience qui a construit ma compréhension de la France. C’est le genre de truc tout con que tout journaliste devrait vivre avant de parler des émeutes », explique Paul Ackermann, l’actuel correspondant pour Le Temps à Paris. Il arrive le 15 décembre et reste une semaine. C’est le sixième journaliste à passer. Paul Ackermann est l’un des plus jeunes de la rédaction de L’Hebdo. Il a 28 ans. Lui a pu bénéficier du studio de 20 m2 du RC Blanqui. « Premier jour, je débarque et je galère à faire marcher la box Internet. De toute façon, ça ne marchait jamais et à la fin j’allais dans un cybercafé. » Malgré la connexion capricieuse, il y a le nécessaire pour y passer quelques jours dont une salle de bains, un canapé-lit et une table qui sert de bureau.
Le passage de Paul Ackermann est marqué par son agression. Un soir, à 21 heures, des jeunes du quartier ont tenté d’entrer dans le local avant d’asperger le journaliste de lacrymogène. Le journaliste parvient à fuir les intrus. « J’étais sous le choc. J’ai appelé L’Hebdo pour leur demander ce qu’allait faire. Ils m’ont dit : “On reste !” Et j’ai dit OK. » Cet évènement a provoqué un écho. Les médias se sont intéressés au Bondy Blog et France Télévisions est venu suivre le journaliste sur une journée.
L’audience du blog double juste après l’agression et atteint 1 300 visiteurs quotidiens. Puis Alain Rebetez (prononcez Reubeutez, « c’est jurassien ! ») prend le relais…
Chocolat suisse
Sa voix est chargée d’émotions lorsqu’il évoque ces quinze jours passés en Seine-Saint-Denis. « Quand je parle du Bondy Blog, je craque. Ce sont des souvenirs marquants et je suis fier d’y avoir participé. Le journaliste du Bondy Blog, c’est un moine. Il reste à Bondy, il ne franchit pas le périph. Il raconte la vie des gens. » Avant d’éclater de rire en se souvenant du local : « C’était un peu répugnant. Quand je pense à l’état de la baignoire crasseuse dans laquelle je me lavais… Et il ne venait même pas à l’esprit de l’espèce de débile que j’étais à l’époque de la nettoyer. »
Alain Rebetez se rend à Bondy pendant les fêtes de Noël. À la rédaction, personne ne se presse pour y aller. Lui se propose : « À l’époque, j’étais séparé et l’idée de partir pendant quinze jours me plaisait. » Quand je lui demande si être suisse facilitait les choses pour parler aux gens, il me répond avec humour : « On est vus comme ça. La Suisse ne fait pas très peur. Notre pays, c’est le chocolat, la neutralité. Le Suisse parle lentement avec un drôle d’accent belge. Cette image nous servait à approcher les gens. »
Dans un de ses articles posté le 27 décembre 2005, Alain Rebetez s’intéresse à la préfecture de Bobigny. L’idée lui est soufflée par Mohamed Djeroudi. Là-bas, plusieurs centaines d’étrangers font la queue pour des démarches administratives. Certains sont là depuis 4 heures du matin dans le froid. D’autres savent qu’ils n’atteindront même pas le guichet. Parmi ceux qui patientent, Mahmoud, qui revient pour la troisième fois, ou encore Ali, « un habitué de la queue de la préfecture », écrit le journaliste suisse. Vingt ans plus tard, Alain Rebetez est encore révolté par ce qu’il a vu et cet enfer bureaucratique : « C’est là que j’ai compris que la France avait un problème. C’était vraiment du mépris. L’idée que, jour après jour, on traite des administrés avec une telle désinvolture, c’est… » Très ému, il met un peu de temps à finir sa phrase. « C’est une des choses qui m’a frappé. Je découvrais un problème institutionnel. »
Contrôle social
Alain Rebetez parti, c’est au tour de deux Michel de venir à Bondy. Michel Audetat puis Michel Beuret. Auxquels succède Sonia Arnal. Elle arrive en janvier pour huit jours. À l’instar de sa collègue Sabine Pirolt, elle aussi s’est intéressée aux femmes. « J’ai logé chez une militante dans son salon mais j’écrivais mes articles dans le local. Le rédacteur en chef Alain Jeannet m’a demandé de faire des sujets sur les femmes car jusqu’à présent, elles n’étaient pas trop mises en valeur dans nos articles. C’est comme ça que je me suis intéressée au communautarisme et au contrôle social à Bondy. Je ne trouvais pas de femmes dans les restaurants, par exemple. Donc je suis allé voir à la sortie des lycées et les filles m’ont expliqué qu’elles allaient notamment dans un ou deux fast-foods à l’écart de la ville. En parlant avec elles, ce qui m’a marquée, c’était leur volonté de s’en sortir. Elles misaient beaucoup plus sur le parcours scolaire, au contraire des garçons du même âge. Ils étaient plus dans une logique de se dire “Bof, de toute façon, je ne trouverai pas de job”. »
Passage de relais
Arrive l’heure de clore l’expérience. « Le Bondy Blog ne nous coûtait rien. Juste un billet de TGV, on mangeait des grecs et le local nous coûtait 300 euros par mois. Mais au bout de quatre mois, Alain Jeannet me dit qu’on va devoir tirer la prise. Je lui ai dit qu’on ne pouvait pas juste dire “merci et au revoir” », raconte Serge Michel. D’autant que le blog est désormais lu chaque jour par 5 000 personnes. « J’ai proposé qu’on forme des jeunes de Bondy qu’on ferait venir à Lausanne pour une formation de journaliste », poursuit le journaliste. Alain Jeannet accepte et sollicite le maire (socialiste) de Bondy, Gilbert Roger. « Il avait été surpris par ce média local qui avait émergé et avec lequel il devait [composer] car il était régulièrement interpellé, raconte l’ancien rédacteur en chef. Quand il m’a reçu, il était sceptique car les gars à qui on voulait passer le flambeau n’avaient pas forcément de formation de journaliste… » Gilbert Roger nous confirme : « Si on n’est pas accompagnés sur du long terme, parfois ça peut capoter. Il fallait que des collègues journalistes accompagnent ces jeunes. » L’ancien maire ne tarit pas d’éloges sur le Bondy Blog : « Cette initiative était exceptionnelle. C’était extraordinaire que des journalistes viennent et se posent sur une longue période alors que les territoires s’embrasent. »
Journalisme citoyen
Mohamed Hamidi, l’enseignant de Bobigny qui a accueilli Serge Michel quatre mois plus tôt, accepte de former des jeunes originaires de la ville. Il en recrute une dizaine. En mars 2006, tous partent pour Lausanne afin de découvrir le quotidien d’une rédaction et le métier de journaliste.
Toujours en mars 2006, les Suisses laissent la place aux jeunes dans de nouveaux locaux. Les bureaux se situent rue Roger-Salengro, à quelques pas de la gare RER de Bondy. Le premier rédacteur en chef ? Mohamed Hamidi. Il reste deux ans aux manettes du Bondy Blog : « C’était énorme. C’était la première fois qu’on avait la possibilité d’avoir une voix vraiment libre et intelligente sur les quartiers. C’était le tout début du journalisme citoyen. »
De Mohamed Djeroudi, les Suisses conservent de lui un « super souvenir », celui d’« un homme hyper jovial et sympa qui nous baladait partout » et qui leur apportait « légitimité et idées ». Lui est plus amer sur la fin de l’aventure suisse du Bondy Blog : « J’étais un peu content qu’ils partent car il fallait être présent tout le temps avec eux. J’avais une vie de famille et quand on vous appelait à 22 h 30 pour aller quelque part, il fallait y aller. Il y avait aussi de la jalousie de la part de certains habitants et un essoufflement. Le Bondy Blog était devenu un meuble, ce n’était plus extraordinaire. Et sur la suite… là où j’ai été un peu déçu, c’est qu’ils n’ont pris aucun gamin de la cité Blanqui. »
L’expérience du Bondy Blog a en tout cas laissé, sur les journalistes suisses, une empreinte indélébile. « C’est ma plus forte émotion journalistique », me dit Serge Michel. Sonia Arnal, aujourd’hui responsable communication au département de la santé et de l’action sociale de l’État de Vaud, parle d’« une expérience assez marquante ». Alain Rebetez la qualifie quant à lui d’« extraordinaire », tandis que Paul Ackermann insiste sur le côté « précurseur » du « premier pure player » de France. En quatre mois, les 14 journalistes ont écrit 270 articles sous lesquels les lecteurs ont posté quelque 1 300 commentaires.
Aujourd’hui, L’Hebdo n’existe plus. Chaque journaliste a emprunté un chemin différent. Mais ils partagent ce souvenir en commun. Le Bondy Blog.
par Jérémie Gapin – Publié le 24 octobre 2025 sur le site de l’INA