Le Fonds pour la Presse Libre vous propose une série d’articles ayant pour objectif de montrer combien les femmes animées du désir de défendre l’égalité femme-homme, ont pu, ont su, tout au long du 19e siècle se saisir de la presse, plus ou moins libre selon les régimes, pour avancer leurs idées. Ce afin de montrer, et l’utilité de la presse, plus encore de la presse libre, et l’inventivité des féministes.
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La révolution de Juillet 1830 est pour une bonne partie une révolution de la liberté de la presse : c’est en réaction aux ordonnances de Charles X rétablissant la censure que se dressent journalistes et députés libéraux le 26 juillet, et suite à l’intrusion violente des forces de l’ordre dans les imprimeries des journaux de l’opposition que les premiers affrontements insurrectionnels éclatent le 27 juillet. La Révolution ne va pas jusqu’à proclamer la République, mais rétablit la liberté de la presse, bouleverse l’ordre politique et social, et ce faisant, permet que soit au moins chahuté l’ordre des sexes.
Déjà depuis quelques années avant la révolution, les premières pensées socialistes – saint-simonisme d’abord, fouriérisme ensuite – reconnaissaient l’égalité des sexes et liaient l’affranchissement des travailleurs à celui des femmes. Si dans un premier temps les saint-simoniennes écrivent aux cotés des hommes dans les journaux du mouvement, c’est bientôt seules, autonomes, qu’elles se lancent dans l’aventure journalistique. Pour ces femmes socialistes, la presse s’impose comme une porte d’entrée dans la sphère publique, ce d’autant que le nouveau régime se refuse à leur reconnaitre d’autres droits que celui d’expression. Par leur plume, ces femmes refusent d’être cantonnée à leurs foyers, s’affirment en citoyennes.
Le 15 aout 1832 paraît ainsi à Paris le premier numéro de la Femme Libre, dirigé par deux ouvrières saint simoniennes, la modiste Désirée Véret, âgée de 22 ans et la lingère de deux ans sa cadette, Marie-Reine Guindorf. En Une, L’Appel aux femmes donne le ton : « Lorsque tous les peuples s’agitent au nom de Liberté, et que le prolétaire réclame son affranchissement, nous, femmes, resterons-nous passives devant ce grand mouvement d’émancipation sociale qui s’opère sous nos yeux ? La femme, jusqu’à présent, a été exploitée, tyrannisée. Cette tyrannie, cette exploitation, doivent cesser. Nous naissons libres comme l’homme, et la moitié du genre humain ne peut être, sans injustice, asservie à l’autre ». Le texte est signé par Jeanne Deroin, une lingère qui vient tout juste de passer le brevet d’institutrice, âgée de 27 ans.
Je donne ici leur nom de famille même si elles ne signent que de leur prénom, le seul qui leur appartiennent en propre quand le nom de famille leur vient soit de leur père, soit de leur mari. Ce qui les a poussées à créer ce titre est l’exclusion prononcée par les disciples de Saint-Simon autour de Prosper Enfantin en 1832 : exclusion des femmes de la hiérarchie, de la retraite de Ménilmontant et ajournement de la question de l’égalité des sexes. Exclues ? La belle affaire ! Elles s’organiseront seules. En non mixité dirait-on de nos jours. Le premier numéro de La Femme libre s’achève sur un post-scriptum : « P.S. Nous n’insérerons que les articles de femmes ». Le numéro n’est vendu que quinze centimes et les coûts de publication sont financés par la mise en commun d’une partie de leurs faibles revenus en attendant les premiers abonnements. Elles sont rapidement rejointes par la brodeuse Suzanne Voilquin et Claire Démar – dont malheureusement on ne connait pas la profession.
Le journal n’a pas de parution régulière (ni de typographie constante) et change plusieurs fois de titre (il s’appellera La Femme libre, puis La Femme nouvelle, enfin La Tribune des femmes), de directrice aussi (tout en conservant les mêmes signatures) et cesse de paraître en 1834 après 31 numéros. Il se distingue par le ton radical de ses articles qui visent une transformation totale de la société. Les rédactrices défendent une société plus juste, plus égalitaire entre les classes et entre les sexes, posent la question du travail, de sa nécessaire organisation, de l’impératif d’association des travailleurs et travailleuses. Elles attaquent frontalement l’institution du mariage qui opprime les femmes, réclament l’égalité civile niée par le Code napoléonien, l’instruction pour les femmes et les classes populaires. Toutes ne sont pas d’accord, mais elles l’assument : c’est aussi parce qu’elles débattent, entre elles et avec les autres journaux, qu’elles s’imposent en citoyennes. Elles revendiquent leur droit à participer pleinement à la vie de la Cité et à devenir actrices de leur propre émancipation, en se passant des hommes. Il s’agit, écrit Marie-Reine dans le numéro 6, de « faire connaître aux femmes la puissance qui est en elles, afin qu’elles la fassent servir au bien de l’humanité ». Aussi, tout en se définissant comme « femmes du peuple » dans les colonnes du journal, et en restant profondément socialistes, c’est à toutes les femmes, de toutes les classes sociales qu’elles s’adressent.
Non seulement La Femme libre fait date dans l’histoire du féminisme dont c’est le premier organe de presse assumé comme tel, mais on peut même considérer qu’il est premier mouvement féministe sinon international, du moins transnational. À Londres où elle voyage à l’hiver 1833, Désirée Véret recrute l’une de ses amies, l’Irlandaise Anna Doyle Wheeler. Celle-ci est proche des milieux socialistes anglais autour de Robert Owen. Les deux femmes inaugurent une coopération entre la Tribune des femmes et The Crisis, qui est alors le principal organe du mouvement owéniste, certes dans les mains d’hommes mais acceptant les signatures féminines et favorable à l’égalité des sexes. Chaque titre publie des articles de l’autre, assurant la diffusion des idées féministes de part et d’autre de la Manche. Ce partenariat entre la Tribune des femmes et The Crisis ne dure que huit mois, de juin 1833 à mars 1834, victime des tensions qui opposent les socialistes des deux pays, mais plus encore des atteintes à la liberté de la presse qui se dressent à partir de 1834 contre les journaux radicaux en France comme en Grande Bretagne et finissent à contraindre les deux titres à mettre la clef sous la porte, faute d’argent.
En 1833, une autre saint-simonienne, Eugénie Niboyet, fait paraître à Lyon les neuf numéros duConseiller des femmes, au ton plus modéré que La Femme Libre mais qui n’en défend pas moins les mêmes idées. Eugénie Niboyet contribue ensuite à La Gazette des femmes (1836-38), un journal à la ligne éditoriale clairement féministe, qui défend même avant l’heure une écriture inclusive en parlant d’auteure. Là où les choses se compliquent est que si l’organe est, sur le papier, dirigé par Marie-Madeleine Poutret de Mauchamp, elle servait en fait de prête nom à son mari, Frédéric Herbinot de Mauchamp, et elle n’a sans doute pas joué un grand rôle dans le périodique. Étonnant cas d’un homme, aux idées féministes sans nul doute, mais qui prit un pseudo féminin car des déboires judiciaires l’avaient interdit de fonder un titre de presse.
À l’exception de Claire Démar et Marie-Reine Guindorf, qui se donnent la mort (la première en 1833, la seconde en 1837), les anciennes de la Tribune des femmes participent toutes à la révolution de 1848 et y retrouvent Eugénie Niboyet montée à Paris. Elles renouent avec leurs activités de journalistes au sein de diverses publications qui paraissent successivement. Eugénie Niboyet crée le quotidien La Voix des Femmes. Journal socialiste et politique, organe pour l’intérêt de pour toutes (mars-juin 1848, 46 numéros) auquel contribuent Désirée Véret devenue Gay par son mariage et désormais institutrice, Jeanne Deroin, Suzanne Voilquin (devenue sage-femme) et Élisa Lemonnier – une autre saint-simonienne, militante de l’enseignement professionnel des femmes. L’éditorial du premier numéro appelle les femmes à prendre la parole et la plume pour ne pas être exclues du nouvel ordre social et se présente comme « la première et la seule tribune qui leur soit offerte ». L’équipe est entièrement féminine, l’imprimeur de La Voix est même une imprimeuse, Victorine Creusot dite Delacombe ; mais à la différence de La Femme Libre, quelques hommes signent des articles. Il est financé par les ventes et abonnements, et quelques publicités (notamment pour les chauves, ce qui ne manque pas de sel). La ligne éditoriale est toujours l’émancipation des travailleurs, des travailleuses, et de toutes les femmes, mais le ton mesuré est plus celui du premier journal de Niboyet que celui de l’ancienne Femme Libre. Alors que les hommes viennent d’obtenir ce qu’on appelle alors « le suffrage universel » – que Jeanne Deroin rebaptise « suffrage universel masculin » – La Voix des femmes réclame l’égalité politique. Égalité civile, instruction des femmes, enseignement professionnel, droit au divorce sont aussi au cœur des revendications. Cette fois, le journal s’articule à des actions concrètes : ouvertures de clubs (le Club des femmes), associations et œuvres diverses en faveur des ouvriers et surtout des ouvrières, cours du soir, rédaction et envois de pétitions. La suppression des Ateliers nationaux le 21 juin 1848, le soulèvement et sa terrible répression sonne le glas de la publication. Le relai est ensuite pris par Deroin et Gay qui fondent en juin 1848 l’éphémère Politique des Femmes et renouent avec le ton plus incisif de leur journal de 1832. L’année suivante, de janvier à août 1849, Jeanne Deroin publie la revue mensuelle L’Opinion des Femmes, qui soutient sa candidature à la législative de 1849.
Tous ces journaux peuvent sembler marginaux, au vu de l’ensemble de la production journalistique de ces années fastes de liberté de la presse qui accompagnent les deux révolutions du premier 19e siècle. Ils pèsent peu au regard du nombre de journaux féminins à défaut d’être féministes qui voient le jour à la même époque. Ils n’en font pas moins date, et dans l’histoire du féminisme, et dans celle de la presse.
Ils ont été ignorés par la presse masculine de l’époque, sinon franchement raillés, voir attaqués. Ils seront ensuite oubliés, rejetés par les féministes de la fin du 19e, car jugés trop radicaux, trop socialistes, trop préoccupés de questions sociales éloignées des combats pour les femmes : et de fait, La Femme libre ou L’Opinion des femmes sont allées bien plus loin que nombre de mouvements féministes qui leur ont succédé. Si Edith Thomas est la première à leur redonner une place dans l’histoire des féminismes (Les femmes de 1848, en 1948), il faut ensuite attendre les années 1970 pour les voir enfin réhabilités, dans la foulée des travaux historiques nés du mouvement féministe de l’époque – on pensera à Lydia Elhadad et Geneviève Fraisse dans la revue Révoltes logiques en 1977, ou Laure Adler dans Les premières journalistes (1830-1850) en 1979.
Cet article s’appuie sur:
FERRANDO Stefania, KOLLY Bérengère, « Le premier journal féministe. L’écriture comme pratique politique. La Femme libre de Jeanne-Désirée et Marie-Reine », ainsi que KOLLY Bérengère, « La politique dans le réel. Éducation, travail, citoyenneté. La Voix des femmes », dans : Thomas Bouchet éd., Quand les socialistes inventaient l’avenir. Presse, théories et expériences, 1825-1860. Paris, La Découverte, « Hors collection Sciences Humaines », 2015, p. 104-112.
Christine PLANTÉ, « La Femme libre des saint-simoniennes, premier périodique féministe français ? », in Christine Planté, Marie-Ève Thérenty, Isabelle Matamoros (dir.), Féminin/Masculin dans la presse du XIXe siècle, Lyon, PUL, 2022.
PRIMI Alice, « La “porte entrebâillée du journalisme”, une brèche vers la Cité ? », Le Temps des Médias, n° 12, 2009, p. 28-40.
PUECH Marie-Louise, « Une supercherie littéraire : Le véritable rédacteur de la Gazette des Femmes. 1836-1838. » in La Révolution de 1848 et les révolutions du XIXe siècle, Tome 32, Numéro 153, Juin-juillet-août 1935. pp. 303-312.
RIOT-SARCEY Michèle, La Démocratie à l’épreuve des femmes : trois figures critiques du pouvoir, 1830-1848, Paris, Albin Michel, 1994.
SIMÉON Ophélie, « Vers une « association universelle » des femmes ? Émancipation, circulations intellectuelles et réseaux franco-britanniques dans la Tribune des femmes et The Crisis (1832‑1834) », Revue d’histoire du XIXe siècle, 2023/1 (n° 66), p. 21-38.
Cette série d’articles est réalisée par Mathilde Larrère, membre du conseil d’administration du FPL, historienne et spécialiste des mouvements révolutionnaires et du maintien de l’ordre en France au XIXè siècle.