Intervention de Gary Libot du journal Le Chiffon, membre du Syndicat de la Presse Pas Pareille, à l’invitation des amies de la Commune de Paris pour la journée mondiale de la liberté de la presse le 3 mai 2024.
Si je prends la parole aujourd’hui, ce sera peut-être moins au nom du Syndicat de la presse pas pareille – au risque de tordre un peu le mandat qui m’a été confié – qu’en mon nom propre. Je m’exprimerai notamment en tant que co-initiateur d’un journal d’information francilien, Le Chiffon, qui fête en se printemps 2024 ces trois années d’existence.
Le tract de présentation de notre rassemblement nous invite à nous interroger « sur l’appauvrissement aussi bien en nombre que sur le fond des médias, en France et au-delà ». Je tenterai ce soir de porter brièvement mon attention sur ce point.
Si nos sociétés sont confrontées à une confusion intellectuelle croissante, à des difficultés de plus en plus fortes de réfléchir de façon critique aux tendances lourdes qui les façonnent, nous pointons régulièrement une cause : la « bollorisation » du champs médiatique, c’est-à-dire le déplacement à l’extrême-droite de la production et de la diffusion d’information, qui touche aussi bien le service public que le secteur privé par la constitution d’empires médiatiques, dont la figure de l’industriel breton, africaniste averti, est devenu l’exemple le plus illustre.
Face à ce juste diagnostic de l’extrême-droitisation médiatique et de la concentration économique générale, qu’il s’agit évidemment de combattre pieds à pieds, trop souvent les rédactions et de nombreux journalistes qui les composent en appellent à la reconstitution d’un contre-paysage médiatique puissant (pour le dire vite, de gauche), qui pourrait avoir une grande force de frappe, c’est-à-dire toucher une partie substantielle de la population. Cela pourrait se faire – de façon complémentaire – par la réorganisation du financement du service public et par la multiplication de médias indépendants qui auraient généralement besoin de recourir à des levées de fonds importantes (centaines de milliers, millions d’euros).
Pour s’opposer à cette puissance médiatique bolloréenne, il n’y aurait dans cette perspective générale – trop grossièrement tracée ici – qu’à opposer à la puissance médiatique d’un camp, celle d’un autre camp. C’est-à-dire avoir en partage l’imaginaire et les moyens de la puissance, cela condamnant quasi-systématiquement à l’emploi de l’informatique, du numérique, des écrans. Et plus largement d’avoir recours de façon privilégiée à la production audiovisuelle qui ne semble plus être – hélas – que l’unique vecteur d’information consommable pour une partie grandissante de la population. En gros : « Les gens étant collés devant leur ordinateurs, la télévision, et le smartphone, utilisons les ordinateurs, les téléviseurs et les smartphone pour leur parler ».
J’aimerais attirer votre attention sur ce point : cette perspective, aujourd’hui assez largement partagée dans nos milieux, constitue selon nous, selon moi, une impasse majeure dans la lutte contre l’affaiblissement idéologique et la dégradation de la qualité de l’information qui frappe nos sociétés.
Le loup dans la bergerie connectée
Il nous semble crucial pour reconstituer un maillage médiatique indépendant et qualitativement différent, de questionner l’infrastructure technologique, qui, au travers des terminaux numériques divers – ayant pénétré presque tous les foyers, et chaque pièce – tendent à aplatir nos facultés de s’interroger sur le monde – Wikipédia et la présence de médias indépendants en ligne n’y changeront rien.
Hormis le coût énergétique exorbitant et qui va aller sens cesse grandissant de l’entretien et de l’extension du monde informatique, la proportion de plus en plus importante de l’information diffusée en ligne nous semble une caractéristique absolument essentielle de l’appauvrissement des médias sur le fond.
Quelques éléments d’une analyse qui mériterait d’être largement complétée :
– Comme chacun sait, la production informatique de l’information permet une réduction du temps entre sa production et sa consommation. Alors, il réduit progressivement le temps moyen nécessaire à son élaboration. L’information doit être produite de plus en plus vite, éloignant d’autant la possibilité de façonner une information de qualité qui demande forcément de prendre le temps.
– La production informatique de l’information participe de l’isolement physique et psychique des gens, favorisant des fonctionnements psychologiques qui nourrissent la perte de confiance en soi et dans les autres, des angoisses sociales diverses et des fantasmes théoriques en voie de multiplication.
– La production informatique de l’information est technologiquement (et non seulement économiquement) dépendante de fournisseur d’accès à internet, de vastes sociétés commerciales (les GAFAM pour le dire vite) et d’une myriades d’algorithmes : fonctionnement qui ne fait et ne fera que renforcer la hiérarchisation de l’information au service du maintient de l’impossibilité de constituer une compréhension critique de notre monde2.
– La production informatique de l’information accompagne également la baisse de fréquentation et la fermeture de lieux physiques où se procurer cette dernière – bars, bureaux de presse, kiosques, librairies, bibliothèques – réduisant d’autant le nombres d’espaces où discuter de l’état du monde : condition pourtant indispensable à tout mouvement populaire émancipateur.
Soit dit en passant, l’informatique est un dispositif qui cherche à abolir l’espace – par son ubiquité – et le temps – par son instantanéité. Cette course morbide recompose de fonds en comble la capacité que les êtres humains ont de s’informer et de se cultiver : les gens, dont l’isolement croît sont de plus en plus, se trouvent reliés les uns avec les autres, dans un ersatz de rapport social, par le cordon ombilical numérique.
Il n’y a rien de mieux pour zombifier progressivement une société et la réduire à l’apathie intellectuelle.
Vers une subsistance dans le journalisme ?
En ce sens, le numérique pourrait être vu comme une extension du processus d’enclosure : cette histoire de la clôture des terres agricoles – en Angleterre d’abord, à partir du XVIe siècle – dépossédant les paysans de leur moyen de subsistance et les forçant progressivement à s’employer dans les industries naissantes. L’infrastructure informatique pourrait bien s’annoncer comme la clôture progressive de nos capacités à réfléchir par nous même : un dispositif de clôture mentale qui nous rend dépendant, que ce soit en tant que simple lecteur, visionneur ou en tant que journaliste.
Aujourd’hui, il se discute à nouveau de la pertinence de nous réapproprier notre alimentation en faisant par nous même, sans dépendre du tracteur, de l’industrie chimique et des chaînes d’approvisionnement logistiques.
Nous devrions réfléchir plus sérieusement à faire de même, non plus seulement pour nourrir notre ventre, mais aussi pour alimenter notre tête.
Aujourd’hui, ce n’est pas seulement le numérique, mais plus largement les conditions de production industrielle de l’information qui nous condamnent à ingurgiter un aliment à la fois pauvre en protéine, très vite périmé et presque sans qualité organoleptique.
Si la presse du XIXe et la radio du XXe siècle ont fait leur preuve pour asservir les foules, il est certain que l’informatique approfondie encore les tendances lourdes de nos sociétés capitalistes à favoriser la pensée grégaire, l’isolement social et la passivité narcissique. Le tout au profit de confrontations impulsives et stériles et d’une perte croissante d’ancrage dans la réalité.
Trop souvent les journalistes, dont nous faisons partie, pensent qu’ils peuvent combattre cette appauvrissement fondamentale de l’information en utilisant différemment les infrastructures créée par le monde contre lequel ils veulent s’opposer.
Il nous semble que c’est une illusion majeure.
Je ne m’étendrai pas beaucoup plus – j’espère seulement aspirer à proposer quelques pistes de sortie, largement imparfaites et insuffisantes :
À la domination progressive de l’image, il semble essentielle de réinvestir l’écrit ; à l’omniprésence de l’efficacité connectée, faire circuler le papier qui appelle à la lenteur ; à l’isolement social qui fait le lit de l’extrême-centre comme de l’extrême-droite ; favoriser la rencontre et l’échange que permet une presse diffusée concrètement dans les villes et les campagnes participant à tisser un maillage, des espaces de débats et de confrontation fertiles.
Cela dit, nous ne revendiquons par une quelconque pureté. Nous sommes également pris dans les rets de l’industrie et de l’informatique, nous sommes traversés par une multitude de contradictions : nous nous dépatouillons comme nous le pouvons. Il ne s’agit pas non plus de tracer une frontière imperméable entre les médias en ligne et la presse imprimée. Mon propos espère seulement que l’on soit de plus en plus nombreux à se préoccuper des effets cognitifs, psychologiques, sociaux et au fond anthropologique que l’arrivée de l’informatique a provoqué et qu’une large partie de notre profession avalise, dans un mélange d’addiction, de déni et de fatalisme. Il s’agirait donc de réfléchir au moyens de créer autre chose.
Il nous semble qu’il n’y aura pas de réponse substantielle apportée à « l’appauvrissement médiatique » sans une réflexion à ce sujet et sans un pas de côté par rapport au monde des écrans.
C’est ce qu’un certain nombre de rédactions, de journalistes – parfois bénévoles et amateurs, parfois professionnels et bénévoles, parfois professionnels et rémunérés – tentent de faire depuis plusieurs années : la presse locale, régionale, nationale fleurit à nouveau un peu partout. La carte de la Presse pas pareille éditée par le journal L’âge de faire en recense à l’heure actuelle plusieurs dizaines.
Depuis 2023 (les discussions ont commencé bien avant) une partie de ces rédactions (L’âge de faire, Mouais, Silence, Fakir, Acrimed, l’Empaillé, La Brique, Le Chiffon, le petit ZPL, Ricochets, Inf’OGM, (re)bond, etc.) – avant tout papier mais également en ligne – se sont réunis dans le Syndicat de la presse pas pareille pour se serrer les coudes, réfléchir à la mutualisation de services et pourquoi pas, dans un horizon plus large, réfléchir à la reconstitution d’une filière bois et imprimerie qui puisse nous rapprocher de la perspective d’autonomie matérielle et mentale à laquelle nous aspirons.
Je finirai par un bref extrait d’un texte3 de l’éditeur Mathieu Amiech :
« S’il paraît souhaitable et pensable de se passer autant que possible des supermarchés pour nourrir les initiatives de solidarité et de combat, il n’est pas moins souhaitable et pensable de se passer du supermarché de la communication pour mener la bataille des idées, pour organiser nos initiatives. »
1L’intervention a fait l’objet de légers remaniements avant publication.
2 À noter qu’au vu de la complexité du réseau et son étendue géographique sans limite, la perspective d’une auto-organisation d’internet semble aussi illusoire que celle de l’autogestion d’une centrale nucléaire. Au final, ce sont les ingénieurs qui tranchent.
3« Lettre ouverte aux organisatrices du rassemblement estival Les Résistantes, au(x) Réseau(x) de ravitaillement des luttes et aux comités locaux des Soulèvements de la Terre », consultable sur le blog <lesamisdebartleby.wordpress.com>. Plusieurs idées de ce texte en sont issues.